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Société

Des seniors romands tendent la main aux aînés défavorisés

Katja Baud-Lavigne, Journaliste - lun. 01/04/2024 - 13:27
Les plus de 65 ans sont les premiers touchés par la précarité. Aux distributions orchestrées par les Colis du Cœur, créés en 1993 à Genève, nombreux sont les seniors dans les files d’attente, mais aussi parmi les bénévoles. Rencontres et témoignages.
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Comme Rojhat, beaucoup de seniors, issus de toutes les classes sociales, donnent de leur temps comme bénévoles. © Yves Leresche

À Carouge, dans le canton de Genève, la distribution des Colis du Cœur débute à 13h30. Pourtant, 45 minutes avant, la file d’attente est déjà longue sous le hangar qui abrite les bénéficiaires des intempéries et des regards indiscrets. «Il y a toujours beaucoup de monde les semaines où on distribue la lessive et l’huile», relève Jasmine Abarca-Golay, la directrice de l’institution, venue nous accueillir.

En juin 2023, Genève est devenu le premier canton suisse à se doter d’un droit à l’alimentation, en acceptant de l’inscrire dans la Constitution cantonale à plus de 66% en votation. En attendant que la nouvelle loi voie le jour, les centres d’urgence continuent d’être pris d’assaut. Selon l’Office fédéral de la statistique, en 2021 dans la région lémanique, 15,4% des plus de 65 ans sont pauvres. Un chiffre qui monte à 19,2% à partir de 75 ans. Pour autant, peu d’entre eux acceptent de témoigner au sujet de cette précarité galopante, qui atteint même les classes moyennes. Par pudeur. Ou par honte.

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À l’occasion d’une distribution hebdomadaire des Colis du Cœur courant mars, générations a recueilli les témoignages de seniors, qu’ils soient bénévoles ou bénéficiaires. Chaque semaine, ce sont près de 8000 personnes titulaires d’une attestation délivrée par les services sociaux qui se présentent aux comptoirs des deux sites de Carouge et des Charmilles, contre 3500 en 2019. Épaulée par plus de 250 bénévoles, l’association leur délivre des produits alimentaires et de première nécessité. Un pôle social est également à disposition.

«Une bonne ambiance»

Pendant la réunion préparatoire des bénévoles – 28 à 30 par distribution, en relais –, on découvre que nombre d’entre eux sont des seniors. À l’image de Michèle Finger, 76 ans, volontaire depuis treize ans. Ancienne comptable, maman de deux enfants et grand-maman de quatre petits-enfants, elle offre ses mardis après-midi aux Colis du Cœur depuis qu’elle est à la retraite. «Je préférais l’ancien système de distribution, sous forme de marché, avoue-t-elle. On avait beaucoup plus de temps pour parler avec les bénéficiaires. Il y a trop de monde pour ça, à présent.» Après une pause obligatoire pendant la pandémie, parce que son âge la plaçait d’office dans la population à risque, elle a repris avec joie. «On a retrouvé les copines, s’enthousiasme-t-elle. C’est important d’avoir du contact. Et puis il y a une bonne ambiance, ça compte aussi!» Pas question donc de rendre son gilet orange. «Quand je sentirai que mon corps ne suit plus, il faudra bien que j’arrête, mais pour le moment, ça va bien.»

Quelques volontaires sont bénéficiaires de l’Hospice général, en particulier ceux qui se trouvent en situation migratoire. Le bénévolat leur est recommandé pour s’intégrer. Une équipe multiculturelle dont Rojhat Altan porte haut les couleurs. À 63 ans, il est sans emploi et apprécie de pouvoir contribuer aux Colis du Cœur. «Je trouve ce lieu magnifique, commence-t-il dans un large sourire. Quand on aide quelqu’un, on se sent très bien.» Arrivé du Kurdistan en 2005, Rojhat obtient le statut de réfugié politique à Saint-Gall. En 2012, il s’installe à Genève et travaille comme manutentionnaire à la Migros. Opéré d’une hernie discale en 2018, il perd son emploi. «Avec l’âge, c’est très difficile de retrouver du travail, regrette-t-il. J’aime venir ici, pour le contact social et aussi pour me sentir utile.» 

Bien qu’il y ait foule, peu d’incidents sont à déplorer. «À de rares occasions, il peut arriver qu’une personne qui n’a plus droit aux colis se présente quand même et soit très en colère, reconnaît Jasmine Abarca-Golay. Et parfois, les ethnies se prennent à partie entre elles. Souvent dans des moments de stress. Les files d’attente s’allongent, les gens n’en peuvent plus et les esprits s’échauffent. Rien de grave.» Du côté des bénévoles, il faut faire preuve d’ouverture d’esprit. «Un vêtement élégant ou une belle voiture peuvent cacher une grande misère, certifie la directrice. Demander de la nourriture n’est vraiment pas quelque chose de facile, nous ne sommes pas là pour juger.»

Une majorité de femmes

À quelques mètres de nous, une petite fille discute avec une bénévole en attendant sa maman. Leur conversation est naturelle et animée. Il y a beaucoup de femmes, ici. Une majorité. Parce que le conjoint travaille, parce qu’elles sont veuves ou qu’elles élèvent seules leurs enfants. Comme Suzanne Dudan, 83 ans, qui vient tous les mardis depuis presque deux ans. «Appelez-moi Suzette! intime-t-elle. Suzanne, j’aime pas, ça fait dur.» Elle est drôle, pétillante, malgré une vie qui semble ne pas l’avoir épargnée. Elle parle de ses quatre enfants, dix petits-enfants et dix-sept arrière-petits-enfants en serrant dans ses mains une plaque de chocolat, le petit bonus du jour. Suzette apprécie sa visite hebdomadaire aux Colis du Cœur. «Ça me fait du bien, confesse-t-elle. Avant, je vivais avec mon chat, mais il est mort en décembre. Ici, tout le monde se connaît, on me demande comment je vais. Là-haut, le patron me fait toujours la bise!»

Les portes s’ouvrent

Il est 14h45. Les portes ont ouvert il y a un peu plus d’une heure et les palettes de denrées fondent comme neige au soleil. Il va pourtant falloir tenir jusqu’à 20h et les files ne désemplissent pas. En dépit de l’attente et de situations personnelles très compliquées, la plupart des bénéficiaires semblent sereins. C’est le cas d’Alicia Mendez Navarro, 69 ans. Bolivienne arrivée à Genève il y a 20 ans, elle est divorcée et vit seule, sans AVS. Elle nous confie qu’elle n’a pas réussi à payer son loyer depuis deux mois. Le Centre social protestant la soutient et une demande de permis humanitaire est en cours. Au début, elle venait de temps à autre. Elle fréquente désormais les Colis du Cœur chaque semaine. Quoi qu’il arrive, le respect de la dignité et le bien-être des plus démunis restent la priorité. C’est dans cette optique que, dans quelques semaines, le système de distribution de colis – mis en place au moment du Covid pour des raisons sanitaires – laissera place à une épicerie gratuite. «Avec cette nouvelle formule, les bénéficiaires auront le choix, conclut la directrice. Et nous pourrons proposer plus d’aliments consensuels, du type chocolat, biscuits, confiture, miel, et des produits laitiers réfrigérés.» Des améliorations qui ne manqueront pas de donner un peu de baume au cœur des bénéficiaires, en espérant que leur nombre soit revu à la baisse au plus vite.

Une paupérisation globale aux causes multiples

Les organismes sociaux romands sont unanimes: la précarisation de la population – et plus particulièrement celle des seniors – est très préoccupante. Comme chez Pro Senectute Arc jurassien, par exemple, contraint de tirer la sonnette d’alarme en février dernier face à la flambée de ses consultations. «Une augmentation de 15% entre 2021 et 2022 et de 20% entre 2022 et 2023, constate François Dubois, son directeur. J’avais interprété la première hausse comme un «effet Covid». En raison de la progression de la précarité, bien sûr, mais aussi parce que nous avons été très présents sur la scène médiatique. Ce coup de projecteur a permis aux gens de savoir que nous étions là pour les aider.»

Parcours d'accès aux PC «hallucinant»

La guerre en Ukraine et l’effet domino qu’elle a produit sur l’économie suisse et mondiale justifient la seconde. Mais pas seulement. «Les petits budgets, qui étaient déjà proches de la limite, se sont vus engloutis par l’inflation, détaille le directeur. Cela crée une angoisse sociale négative pour les seniors. Le problème n’est pas uniquement financier et économique, mais aussi psychologique.» Le plébiscite de la 13e rente AVS serait d’ailleurs un bon indicateur. «Je suis presque certain que ce brillant résultat est la conséquence d’un ras-le-bol de cette catégorie de la population, qui n’arrête pas d’être accusée de générer des coûts ou des problèmes sociaux et à laquelle on n’a pas fait beaucoup de cadeaux.»

Autre motif grandissant de préoccupation, la complexification du système administratif en Suisse. «On n’a pas arrêté de nous dire pendant la campagne qu’il ne fallait pas voter pour une 13e rente, mais avoir recours aux prestations complémentaires (PC) existantes, conclut François Dubois. Or, le parcours pour y accéder est hallucinant. D’un formulaire de cinq pages, on est passés à un document de quinze pages extrêmement complexe à remplir. Même les assistants sociaux, qui sont pourtant des professionnels, ont parfois du mal à l’appréhender.» Autant de paradoxes qu’il est urgent de résoudre, si l’on veut voir la situation s’améliorer. 

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