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Société

«Le Petit Prince», une météorite littéraire de 80 ans

Nicolas Verdan, Journaliste - mer. 01/03/2023 - 00:00
Paru à New York, le 6 avril 1943, Le Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry a été traduit, depuis, dans plus de 510 langues et dialectes et imprimé plus de 185 millions de fois. Le collectionneur vaudois Jean-Marc Probst explique pourquoi cet ouvrage culte fascine toujours autant.
Jean-Marc Probst Le Petit Prince Saint-Exupéry littérature 80 ans
Jean-Marc Probst, dans le bureau de sa fondation pour Le Petit Prince, au cœur de Lausanne, où il œuvre à la promotion et au rayonnement de cette œuvre de portée universelle.  © Yves Leresche

Début 1943, Antoine de Saint-Exupéry remet à son éditeur américain un manuscrit et des dessins qui deviendront l’ouvrage le plus traduit au monde, derrière la Bible. Le Petit Prince voit le jour le 6 avril 1943, publié quasi simultanément en anglais et en français. En quittant New York pour l’Afrique du Nord, au tournant de la Seconde Guerre mondiale, son auteur, écrivain, poète, aviateur et reporter français, né à Lyon en 1900, est loin d’imaginer que son conte étrange et fascinant deviendra un ouvrage culte.

A l’origine, ce livre et une commande pour un conte de Noël passée par les Editions Reynal & Hitchcock à Antoine de Saint-Exupéry, réfugié à New York après la débâcle. Il est alors le Français le plus connu grâce à ses écrits (Vol de nuit, Terre des hommes...) et ses missions aériennes dans le ciel de la France missions héroïques, en mai et juin 1940. Prévu pour décembre 1942, Le Petit Prince a manqué le pied du sapin pour se transformer en phénomène de l’édition mondiale. 

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Mais comment expliquer l’aura planétaire de cet enfant aux cheveux d’or? Parce que, après tout, l’histoire ne casse pas la baraque. Les aventures du Petit Prince commencent sur son astéroïde, nommé B612, où un jour pousse une rose. Le Petit Prince devient l’ami de cette rose fragile et belle. Il décide ensuite de visiter d’autres mondes, car il s’ennuyait sur sa petite planète. 

Or, 80 ans après sa naissance, Le Petit Prince est une mine d’or. Ses aventures génèrent quelque 100 millions d’euros de chiffre d’affaires public annuel, l’édition restant la plus importante. Pour le Vaudois Jean-Marc Probst, à la tête d’une entreprise de machines et d’équipements pour la construction, également consul honoraire d’Allemagne, mais surtout fondateur de la plus grande collection mondiale d’éditions du «Petit Prince», trois raisons expliquent ce succès dans la durée: «Il contient des messages d’espoir en relation avec les situations d’absence, telles que la séparation, la mort, le divorce. Il développe une vision spirituelle des relations humaines, sans forcément faire appel à la religion, mais néanmoins sans l’exclure. Et il met en évidence de vraies valeurs, telles que la responsabilité, le respect, la confiance et la générosité.»

«On ne voit bien qu’avec le cœur»

Des valeurs universelles qui expliquent pourquoi Le Petit Prince parle à tous les peuples. Les plus de 6500 ouvrages de la collection de Jean-Marc Probst en témoignent: que ce soit en tibétain, créole de la Jamaïque, dans les six dialectes romanche, albanais guègue, swahili, ukrainien, le message passe: «On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.»

C’est en arabe et en japonais que Le Petit Prince a déclenché la passion de Jean-Marc Probst: «Il m’avait touché pendant mon adolescence à l’âge de 15 ans. J’avais trouvé des messages qui correspondaient à ma vision de la vie, entre autres en ce qui concerne l’amitié et l’amour. Mais j’ai commencé à collectionner en 1980, alors que j’avais 24 ans.» Etudiant à l’EPFZ, il participe à l’émission La course autour du monde, diffusée dans les pays francophones d’Europe. Il termine à la deuxième place de ce road trip: «Dans chaque pays où je suis passé, j’achetais un exemplaire du Petit Prince traduit en langue officielle. Durant ce périple, j’ai été fasciné de découvrir la couverture du livre en arabe et en japonais, deux exemplaires parmi d’autres que j’ai rapportés de mon voyage.»

Au fil des ans, parents, amis, copains aident Jean-Marc Probst à compléter sa collection. Aujourd’hui, il travaille tous les jours à son agrandissement et à son rayonnement, grâce à un réseau d’amis et de passionnés qui sont répartis tout autour de la planète. 

Parmi les fleurons de cette collection d’une valeur de près de 1 million de francs, répartie sur quatre sites à Lausanne, on trouve des trésors à plus d’un titre: une première édition française de 1945 dédicacée par Consuelo, l’épouse de Saint-Exupéry ou encore l’exemplaire qui a appartenu à Che Guevara, avec une inscription datée du 15 septembre 1959: «Après de longues années de lutte, à mon ami Pancho Gamin.» En lisant une biographie consacrée au célèbre révolutionnaire, Jean-Marc Probst a découvert une mention qui l’a ravi : «Enfermé un jour dans les toilettes depuis si longtemps que la compagnie commençait à s’inquiéter, le Che était en train de lire Le Petit Prince

Un texte qui toujours interpelle

Dans le monde communiste de la Guerre froide, de l’autre côté du rideau de fer, Le Petit Prince a su faire sa place. Sauf en Hongrie où, curieusement jugé contre-révolutionnaire, il fait l’objet d’un décret délirant en 1958, un an après sa parution: «Ce livre risque de vicier le goût de nos enfants. Nous vivons en régime socialiste. Ce régime exige de nos enfants, qui seront les hommes de demain, d’avoir les deux pieds sur terre. Rien ne doit donc venir fausser la conception qu’ils doivent avoir de la vie et du monde. Pour y parvenir, il ne suffit pas de leur épargner l’abrutissement de l’éducation religieuse. Il faut qu’en tournant leurs regards vers le ciel, ils ne cherchent pas Dieu et les anges, mais des spoutniks. Préservons nos enfants du poison des contes de fées comme de l’absurde et morbide nostalgie du Petit Prince, qui aspire si sottement à la mort.»

Pour Jean-Marc Probst, Le Petit Prince ouvre décidément toutes les portes: «Le livre qui a la plus grande valeur à mes yeux m’a été offerte par mes trois fils, Luca, Nicola et Andrea pour mon 50e anniversaire en 2006: une traduction qui n’existait pas encore, en tessinois.»

Parmi les pièces qu’il aimerait tant ajouter à sa collection, Jean-Marc Probst évoque le destin tragique d’une édition en persan dari d’Afghanistan: «Le livre n’a été publié qu’à quelques centaines d’exemplaires et son auteur a quitté son domicile de Kaboul pour un voyage à l’étranger en emportant quelques livres avec lui. De retour chez lui, sa maison avait brûlé sous les bombardements.»

Au service des langues minoritaires

Olivier d’Agay, petit-neveu d’Antoine de Saint-Exupéry, responsable de la succession de Saint-Exupéry, est en lien avec Jean-Marc Probst. Il accorde sa confiance à sa fondation pour «la promotion et le rayonnement de l’œuvre du Petit Prince par la réalisation de nouvelles traductions et de publications en relation avec ce livre universel».

Comme l’explique Jean-Marc Probst qui voit dans les traductions un terrain idéal pour défendre des langues et dialectes minoritaires, il y a environ 150 nouvelles éditions du Petit Prince autour du monde par an. En 2015, plus de 550 éditions sont parues. Un phénomène en lien avec le passage de l’œuvre dans le domaine public. A noter toutefois qu’elle demeure protégée en France, jusqu’en 2035 et 2038 aux Etats-Unis. 

Parmi les institutions qui font rayonner Le Petit Prince, la Fondation Antoine de Saint-Exupéry pour la jeunesse, créée en 2008, finance des projets dans le monde entier. Elle a notamment développé le volet écologie. Un exemplaire du Petit Prince a d’ailleurs été offert à Greta Thunberg, lors de son passage en Suisse en 2020.

Pour les enfants, vraiment ?

Le Petit Prince a été adapté au cinéma et au théâtre. Il a fait l’objet de symphonies, de comédies musicales et d’opéras. Deux musées lui sont consacrés, au Japon et en Corée. Aux quatre coins du monde, des œuvres d’art font des clins d’œil à la silhouette et aux cheveux d’or du petit bonhomme. Au fait, comment cette œuvre a-t-elle été reçue à sa sortie, au milieu des années 40? A New York, Pamela L. Travers, l’auteure de Mary Poppins, lui réserve un accueil élogieux: «… Je pense que Le Petit Prince va éclairer les enfants d’une lumière indirecte. Il va les atteindre, les pénétrer au plus secret d’eux-mêmes et demeure en eux comme une petite lueur qui se révèlera quand ils seront capables de comprendre.» Hé oui, car très vite s’est posée la question de savoir s’il s’agissait d’un récit pour enfants ou pour adultes. Au point qu’un certain Martin Heidegger, grand philosophe allemand, prend part au débat: «Ceci n’est pas un livre pour enfants. C’est le témoignage d’un grand poète qui, face à la solitude de l’univers tout entier, nous livre un message par lequel il nous rapproche de la résolution des grands mystères du monde.» 

Le manuscrit du Petit Prince n’avait jamais quitté les Etats-Unis jusqu’à l’an passé, quand de février à juin 2022, il a été exposé au Musée des arts décoratifs de Paris. Saint-Exupéry l’avait confié à une amie, Silvia Hamilton, avant de partir combattre depuis l’Afrique du Nord au printemps 1943. Elle en a fait don, en 1968, à la Morgan Library & Museum où il repose aujourd’hui. De plus de 30'000 mots à l’origine, difficile à déchiffrer, il a été réduit de moitié par l’écrivain qui cherchait la plus grande simplicité de style possible.

Evènements en cascade

Les 80 ans du Petit Prince donneront lieu, cette année, à une pléiade de sorties, de publications et d’évènements: une série TV pour les enfants, de diffusion mondiale, une coédition internationale anniversaire qui paraît en français chez Gallimard, entre autres et dans toutes les langues. En Suisse, 1 million de timbres à son effigie seront imprimés cette année par La Poste. Arte diffusera un documentaire, Moleskine proposera divers produits dérivés et le magazine Geo proposera un hors-série consacré aux voyages du Petit Prince

Antoine de Saint-Exupéry, disparu en vol le 31 juillet 1944 au large de Marseille, dans des circonstances longtemps mal éclaircies, n’aura jamais connu le succès planétaire de son personnage. Mais leur dialogue, à travers cette rencontre avec l’aviateur posé en catastrophe et qui entend cette petite voix lui demander: «S’il vous plaît… dessine-moi un mouton!», demeure à jamais audible. Avec cette invitation à sans cesse retrouver l’enfant en soi.

Livre iconique....

Le Petit Prince a été édité pour la première fois à New York en avril 1943, en anglais et aussitôt après en français.


Le Petit Prince a été publié pour la première fois par les Editions Reynal & Hitchcock à New York, en langue anglaise (The Little Prince), le 6 avril 1943, et quelques jours plus tard chez le même éditeur en langue française. Dans les deux cas, il s’agissait d’un joli volume de 93 pages foliotées, relié et couvert de toile estampée d’une illustration, et protégé du soleil et de la poussière par une jaquette de papier illustré. L’édition originale de ce premier tirage est constituée, pour l’édition en langue anglaise, de 525 exemplaires numérotés et signés par l’auteur (dont 25 hors commerce) et, pour l’édition en langue française, de 260 exemplaires (dont 10 hors commerce) également numérotés et signés par l’auteur. 

Un exemplaire de la 1ère édition imprimée en 1943 par Reynal et Hitchcock à New York.
Un exemplaire de la 1ère édition imprimée en 1943 par Reynal et Hitchcock à New York. © Yves Leresche

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Île de Pâques

Une traduction officielle en langue rapanui, une langue polynésienne parlée par les Rapanui, les habitants de l’île de Pâques: «Un texte pas très long, mais complexe, à commencer, comme souvent, avec le titre. Car ce prince n’est pas le fils d’un roi.» La Fondation Jean-Marc Probst pour le Petit Prince a imprimé 1000 exemplaires à Santiago du Chili, distribués gratuitement sur l’Île de Pâques.

île de Pâques
île de Pâques © Yves Leresche

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Japon

Une édition japonaise, avec une symbolique particulière. «En 1979, participant à la Course autour du monde, explique Jean-Marc Probst, j’ai découvert la version japonaise du Petit Prince dans une vitrine d’une librairie. Ce fut l’élément déclencheur de ma collection.» Le titre japonais: «Le petit homme venu des étoiles», afin de ne pas faire de lèse-majesté à l’empereur.

Petit Prince en version japonaise
Petit Prince en version japonaise © Yves Leresche

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Russie

Une édition qui contient les dessins de l’artiste Niki Golts. «Dans Le Petit Prince, il y a un chapitre qui raconte l’histoire d’un aiguilleur et que Saint-Exupéry n’avait pas illustré. Or, systématiquement, les illustrateurs le feront par la suite.»

Petit Prince en version russe.
Petit Prince en version russe. © Yves Leresche

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Brésil

Une édition portugaise du Brésil. Le Petit Prince a la cape en bleu. « Lorsqu’il naît dans la première édition aux Etats-Unis, sa cape est verte. Dans la première édition française éditée par Gallimard, la cape a passé au bleu. Il y a une vingtaine d’années, la succession de Saint-Exupéry et Gallimard sont revenus au vert d’origine.

Petit Prince édité au Brésil.
Petit Prince édité au Brésil. © Yves Leresche

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Salvador

Une édition en náhuat, une langue amérindienne de la famille uto-aztèque parlée au Salvador, le pays d’origine de Consuelo de Saint-Exupéry, née Consuelo Suncín Sandoval, l’épouse de l’auteur du Petit Prince, artiste peintre et sculptrice. Avec de très beaux dessins qui font référence à la culture aztèque.

 

Petit Prince édité au Salvador.
Petit Prince édité au Salvador. © Yves Lresche
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«Le Petit Prince», une météorite littéraire de 80 ans
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