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Personnalités

Chappatte: «Le dessin de presse aide à penser contre soi-même»

Véronique Châtel, Journaliste - lun. 01/01/2024 - 14:54
Patrick Chappatte, dessinateur du Temps en Suisse romande, s’apprête à monter sur scène pour raconter son métier. Rencontre en avant-première avec ce grand défenseur de la liberté d’expression qui publie aussi dans la presse internationale.
Patrick Chappatte dessinateur spectacle 2024
Patrick Chappatte, dessinateur de presse romand... et à l'international (Le Canard enchaîné, International Herald Tribune, The Boston Globe, Der Spiegel, etc.). © Matthieu Zellweger

Son atelier est situé dans le quartier des Pâquis à Genève, au quatrième étage d’un immeuble ancien. La pièce où il travaille est plutôt lumineuse. Et la cuisine où il sert un café agrémenté de petits carrés de chocolat noir, très conviviale. Les élections qui ont eu lieu le matin même au Palais fédéral et se sont prolongées, ont chahuté son emploi du temps. D’ailleurs, la rédaction de The Boston Globe, le quotidien américain à qui il doit livrer un dessin, s’impatiente. Mais Patrick Chappatte n’expédiera pas notre conversation. Qui n’a pas eu besoin d’un long préalable pour s’enclencher aussitôt sur du «dur»: les dessins ou papiers d’humour qui ont généré les excuses des rédactions qui les ont diffusés (celles du quotidien Le Monde après un dessin de Xavier Gorce, ou plus récemment celles de France Inter suite à une chronique de Guillaume Meurice). «Ces deux affaires m’ont fait découvrir à quel point la défense de la liberté d’expression est devenue sélective. Pour certains, elle n’est possible que si l’expression correspond à leurs opinions. Ça n’est pas le concept! La liberté d’expression doit être défendue dans tous les cas, y compris quand les blagues sont lourdes ou les dessins à côté de la plaque.»

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 Le dessin de presse qui provoque des remous parmi les lecteurs et fait plier la ligne éditoriale d’un journal soucieux de ne pas perdre ses clients, il connaît bien. Il en a fait les frais! C’est suite au dessin de l’un de ses confrères, que le New York Times a décidé de renoncer au dessin de presse et donc de remercier l’un de ses dessinateurs attitrés, lui-même. C’était en 2019. 

Dans le regard du quinquagénaire à l’allure de jeune homme, la malice vire soudain à la colère. «Aujourd’hui, tout dérapage est vécu comme une faute irrémédiable. L’erreur n’est plus tolérée et déclenche aussitôt des insultes haineuses sur les réseaux sociaux.» Et de raconter qu’il a été, en mai dernier, la cible de milliers de messages suite à la publication, dans l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, d’un dessin qui évoquait la démographie indienne et que le gouvernement indien a trouvé raciste. «Je me suis senti bien seul durant cette traversée du tunnel. Il m’en reste une petite cicatrice, d’ailleurs. Si cela devait se reproduire, disons, une dizaine de fois, je crois que je finirais par aller planter des légumes.» On n’en pas là, heureusement pour les lecteurs du journal Le Temps en Suisse romande et de la Neue Zurcher Zeitung (NZZ) en Suisse alémanique qui se régalent de ses dessins.

J’ai envie que les spectateurs entrent dans la tête d’un dessinateur de presse, un métier en danger”

Patrick Chappatte

Courage et opiniâtreté

Tout d’abord, Chappatte a reçu le gène du courage en héritage. Sa tante et marraine «bien-aimée», ainsi qu’il qualifie la sœur de sa mère, libanaise, a été — y compris durant la guerre du Liban —, la patronne chrétienne d’une librairie établie dans le quartier sunnite de Beyrouth. A ses voisins qui, pour l’intimider, lui proposaient de déménager, elle suggérait de changer de pays: l’Iran plutôt que le Liban multiconfessionnel. «Elle m’a envoyé des livres avec des impacts de balle», se souvient son neveu encore admiratif.

Autre qualité quasi originelle: l’opiniâtreté. Son père lisait le quotidien La Suisse et le magazine Newsweek, qui trônaient sur la table du salon? Il a décidé, tout gosse, qu’un jour il publierait des dessins dans ces deux journaux. Et il y est arrivé. Devenant dessinateur salarié à La Suisse à 21 ans. «Mon père était fier comme un pape!» Le directeur de la rédaction de l’époque pas aussi heureux. Il trouvait sa jeune recrue trop sombre. Pas assez marrante. «Faites-nous rire », qu’il lui répétait. La sommation est devenue plus tard le titre d’un hilarant album autobiographique.

A 27 ans, Chappatte ne s’est pas démonté non plus lorsque le New York Times, son journal préféré, lui a déclaré ne pas intégrer de dessins de presse dans ses colonnes. Aussi, durant son séjour de trois ans à New York — avec celle qui y est devenue son épouse, la journaliste Anne-Frédérique Widmann, rencontrée à La Suisse — il y a accepté un travail d’illustrateur. De retour en Europe, il est allé démarcher l’Internationnal Herald Tribune qui l’a embauché comme dessinateur de presse. Des années plus tard, lorsque le New York Times a racheté le Herald Tribune, il a enfin pu introduire le dessin de presse dans le New York Times. «J’ai réussi à revenir par la fenêtre», s’amuse Chappatte en racontant cette péripétie de médias.

Dans son prochain «spectacle dessiné», il en évoquera d’autres et ainsi que des anecdotes sur la genèse d’un dessin. «J’ai envie que les spectateurs entrent dans la tête d’un dessinateur de presse, un métier en danger, qui est né avec la liberté de la presse au XIXe siècle, en France. Trop de censeurs aujourd’hui oublient que la liberté d’expression est le socle sur lequel eux-mêmes s’appuient pour dézinguer en un clic», ajoute celui qui est, depuis 2020, le président de la Fondation suisse Freedom cartoonists (dessinateurs pour la liberté).

Le compromis dans la peau

Patrick Chappatte rappellera ainsi qu’il fait partie des enfants qui n’ont jamais oublié de dessiner, qu’il a rempli des pages et des pages de bandes dessinées avec des héros de son invention avant que la BD et son goût pour l’actualité ne fusionnent durant ses années collège. «Malgré mon côté libanais, je suis l’incarnation de la Suisse: j’ai un sens inné du compromis! Plutôt que d’être provocateur dans un environnement que je connais, j’essaie de trouver une manière acceptable de repousser les limites: le dessin de presse doit aider à penser contre-soi-même.» Aucune de nos contradictions n’échappe à son sens de l’ironie.

Ni les menaces qui nous encerclent. Père de trois fils, dont deux vivent encore sous son toit, Chappatte dit sa difficulté à ne pas plomber l’ambiance des repas qu’il aime à prendre avec eux. (Et que souvent il prépare comme le père libanais qu’il revendique être. Ce qui, dans sa bouche, équivaut à mère juive!) «Je me retiens de parler d’actualité avec eux et de trop laisser paraître que c’était mieux avant. Mais l’avenir n’est pas chouette.» Surtout si on n’ose plus le dire. Ni le dessiner…

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