Toujours plus de seniors dans les prisons romandes!

Photo: © Wollodja Jentsch
Le nombre croissant de personnes âgées dans les prisons suisses oblige les établissements pénitentiaires à s’adapter aux besoins de ces détenus.
Les prisons n’ont pas été construites pour des personnes d’un certain âge, mais bien pour des détenus jeunes et vigoureux. Des cellules spartiates aux salles de musculation, de la promiscuité des douches aux couloirs bruyants, l’univers carcéral ne fait pas cas de la vieillesse. Normal, il y a une vingtaine d’années encore, les moins de 60 ans représentaient la quasi-totalité des détenus. Mais aujourd’hui la population carcérale vieillit. Et les projections sont devenues un casse-tête pour les politiques ou un sujet d’étude pour de nombreux scientifiques.
« De 1984 à 2013, le nombre de détenus de 60 ans et plus est passé de 58 à 176 », explique Nicolas Queloz, professeur de droit pénal et de criminologie à l’Université de Fribourg. « En 2050, il devrait être de 1900 soit une augmentation de plus de 1000 % ! C’est une réalité avec laquelle le milieu pénitentiaire devrait déjà être familiarisé. »
C’est le cas pour le professeur Bruno Gravier, chef du Service vaudois de médecine et psychiatrie pénitentiaires. Depuis la création de ce service en 1995, « l’évolution est flagrante », dit-il. Pour preuve, « l’augmentation des pathologies et de la consommation médicale liées à l’âge, notamment dans les domaines cardiovasculaires, oncologiques, etc. Globalement, notre service, avec le renfort de la Policlinique médicale universitaire, a accru ses possibilités de suivi dans le domaine des soins somatiques », précise-t-il.
La faute au 59
Comment expliquer cette évolution ? Par le vieillissement général de la population? En partie, mais pas seulement. Aujourd’hui, la justice pénale est plus sévère (lire ci-dessous interview du professeur Queloz). Elle condamne à de plus longues peines et prononce plus de mesures qui allongent la détention, parfois indéfiniment.
« Quand je pratiquais le barreau », raconte Blaise Péquignot, aujourd’hui secrétaire général de la Conférence latine des chefs de départements de justice et police, « j’ai eu un client condamné à 16 mois de détention ainsi qu’à une mesure d’internement. Sept ans après, il est toujours en prison. Depuis la révision du Code pénal en 2007, les juges ont passablement appliqué l’article 59 CP, et quand un détenu est sous le coup d’une mesure, ce n’est pas évident de la lever ».
L’article 59 permet aux juges d’ordonner un traitement institutionnel pour des délinquants souffrants d’un grave trouble mental. Ces mesures thérapeutiques visent à empêcher toute récidive. « Le problème n’est pas tant le prononcé de telles mesures, même si elles allongent la privation de liberté, mais bien plutôt le fait qu’il n’y a pas suffisamment de places idoines pour ces personnes-là dans les établissements pénitentiaires », déplore Blaise Péquignot.
En Suisse, il existe une seule prison pour seniors, dans le canton d’Argovie ; une unité baptisée « 60plus », construite à l’intérieur de la prison de Lenzburg. Inauguré en 2011, ce secteur de 12 places affiche complet. Ici, les détenus gèrent leur emploi du temps et n’ont pas l’obligation de travailler ; un espace hospitalier a été aménagé pour accueillir les plus malades.
La Romandie en retard
De ce côté-ci de la Sarine, rien de tel, même si le canton de Genève a prévu d’aménager une partie de sa future prison des Dardelles, 45 cellules sur 450, à l’intention des détenus âgés. « Il s’agit d’anticiper le phénomène du vieillissement carcéral », déclarait au mois de février Pierre Maudet, conseiller d’Etat genevois en charge de la sécurité. Mais le projet, actuellement bloqué par les réserves de la Confédération sur l’utilisation des sols, n’est pas près de sortir de terre. En attendant, les services pénitentiaires s’adaptent.
Dans le canton de Vaud, (troisième population carcérale de Suisse et première romande), la question du travail notamment a déjà fait l’objet d’aménagements. « Le Code pénal astreint toute personne condamnée à travailler, même au-delà de 65 ans selon un arrêt du Tribunal fédéral », explique Sylvie Bula, cheffe du Service pénitentiaire vaudois. « La personne reçoit son AVS sans pouvoir en disposer librement ; l’utilisation dépend du règlement de l’établissement. Cela nous met dans une situation paradoxale entre ce qui se pratique à l’extérieur de la prison et à l’intérieur. Nous avons fixé une règle à l’interne : nous incitons les personnes de 65 ans et plus à travailler, non pas pour le côté productif, mais pour le côté occupationnel, et nous leur proposons d’aménager ce temps de travail et sa nature. On ne va pas laisser ces personnes dans leur cellule toute la journée. Cela impliquerait de repenser le fonctionnement d’une journée en prison dont l’organisation est avant tout centrée sur la prise en charge des détenus en atelier ».
« Attendre la mort ? »
Aménagement des locaux et des activités, formation du personnel pénitentiaire, « la problématique des seniors est considérée comme un réel enjeu pour les années à venir », assure Sylvie Bula, qui n’élude pas non plus la question de la fin de vie. « Lorsque la personne est vraiment atteinte dans sa santé, se pose alors la question de savoir si elle est encore apte à rester en détention, s’il faut interrompre sa peine ou si, comme c’est le cas dans d’autres cantons, elle doit “ attendre la mort ” en prison. Nous estimons, et c’est un avis partagé par le service médical, que le respect de la dignité de la personne détenue implique que la prison n’est pas un lieu pour la fin de vie. Une telle situation ne s’est jamais produite dans le canton de Vaud. A un moment donné, nous devons accompagner la personne dans cette dernière étape dans un endroit approprié, à l’hôpital ou dans un EMS. » Des placements rares, pas faciles à concrétiser et finalisés en toute discrétion. En attendant peut-être la création de véritables EMS carcéraux.
NOTRE REPORTAGE
Aux EPO, des prisonniers comme les autres !
Face au phénomène du vieillissement de la population carcérale, les responsables de l’établissement de Bochuz (VD) ont bien été obligés de s’adapter. Reportage.
C’est en contrebas de la commune d’Orbe que se situe la plus grande prison de Suisse romande. Sur plus de 360 hectares, entourés de champs, il y a une ferme, des bâtiments administratifs, le pénitencier de Bochuz avec son quartier de haute sécurité, et deux secteurs appelés Colonies, moins grillagés. Lors de notre visite, le 8 septembre dernier, 326 détenus exécutaient leur peine dans ces Etablissements pénitentiaires de la plaine de l’Orbe, des hommes adultes, placés par les cantons romands et le Tessin ; des condamnés de toutes origines ethniques — 84 nationalités — mais aussi de tous âges.
Selon les chiffres de l’administration pénitentiaire vaudoise, les plus de 65 ans représentent 1,5 % de la population carcérale (dont une seule femme) ; un chiffre qui ne rend compte que très approximativement du nombre de seniors derrière les barreaux. Ce jour-là, il y avait 48 personnes de plus de 50 ans, soit plus de 14 % des détenus. « L’âge est bien sûr un indicateur», explique Olivier Rogivue, le directeur des EPO. « Mais dès 50, 55 ans, nous devons tenir compte de la condition physique et de l’état psychique du détenu et nous adapter à son évolution. » Des adaptations qui risquent de devenir toujours conséquentes, selon lui. « Il y a une augmentation du nombre d’intervenants en prison qui se penchent sur la dangerosité d’une personne, parce que la société est devenue plus sensible aux comportements déviants. Du coup, certains délinquants sortent moins vite ou ne sortent plus. »
« Pour les aînés, c’est plus pesant »
Guy Niederhauser est l’un des quatre surveillants-chefs des EPO. A la « Colonie ouverte » (section ouverte d’un établissement fermé), c’est lui qui prend en charge les détenus condamnés à des peines plutôt courtes ou en fin d’exécution de peine. Il veille à leur « confort », installation, place dans les ateliers, etc… et au suivi de leur détention, jusqu’à leur libération. A 63 ans, Guy Niederhauser n’est pas pressé de prendre sa retraite. « J’aime mon métier, le contact avec les gens, le relationnel ». Mais être détenu à 63 ans, ou plus encore, c’est une autre histoire. « C’est difficile à tout âge, mais pour les aînés, c’est plus pesant », dit-il. « Le problème, c’est la fatigue et il y a beaucoup de choses qui nous usent en prison comme les horaires, le bruit. Et puis, il faut faire avec la promiscuité, le manque de respect parfois. »
Dans le bâtiment, nous rencontrons Alain, 72 ans, les cheveux blanc coupés courts, l’allure sportive et soignée. Il assume sa condamnation à cinq ans de prison. « Ma plus grande chance, c’est d’être en santé », dit-il. « Je me suis abonné à plusieurs journaux, je fais du sport et je travaille tous les jours, aux champs. » Les EPO ont émis une directive pour les détenus de plus de 65 ans, elle les autorise à diminuer leur temps de travail. « Mais très peu le font », commente le surveillant-chef. « Par fierté ou pour s’occuper. »
« Je suis bien intégré »
Alain nous fait visiter sa cellule, petite, très ordonnée ; aucun aménagement particulier lié à son âge, et au mur, pas de calendriers attendus, mais des photos de sa famille, de ses petits-enfants. « Ça fait un coup d’être ici à 70 ans passés. Heureusement, je peux compter sur le soutien de mes proches. Et je me suis bien intégré. Je fais le secrétaire pour les détenus étrangers, je suis respecté. » Alain apprécie la compagnie des autres détenus. « Le mélange est important, sinon on resterait avec nos idées de vieux. » Le bruit ? Le grand-père sourit : « J’ai de la chance d’avoir des appareils auditifs, le soir je les enlève et je dors tôt ! »
Alain et Guy Niederhauser continuent d’échanger. « J’ai plus de proximité avec les aînés », avoue le surveillant-chef. De l’empathie aussi pour ces détenus qui ont parfois un fort dégoût d’eux-mêmes. Aux EPO, il n’y a pas vraiment de section pour les seniors, juste une cellule aménagée pour les personnes à mobilité réduite, occupée d’ailleurs par un détenu âgé, et une unité un peu plus calme au dernier étage. « Le plus difficile, c’est de donner un peu d’espoir à ceux qui n’ont pas de date de sortie ou qui ne sortiront jamais, leur faire espérer un placement en EMS par exemple », explique Guy Niederhauser. Alain, lui, sortira dans moins de 2 ans. Une date de sortie qui le maintient.
L'INTERVIEW
« Les juges ont toujours plus peur »
Nicolas Queloz, professeur de droit pénal et de criminologie à l’Université de Fribourg, est le coauteur de la recherche « Fin de vie en prison, cadre légal, institutions et acteurs ».
Professeur Queloz, comment expliquer ce vieillissement de la population carcérale ?
D’une part par le vieillissement démographique général ; il n’est pas complètement rare de voir aujourd’hui des personnes de 70 et plus condamnées par la justice pénale. Parmi les personnes âgées, on constate une augmentation de la précarité aux niveaux économique, social, voire culturel. Ces seniors qui commettent des infractions graves sont souvent dans ces situations précaires. Cela, c’est à l’entrée de la prison, mais il y a aussi les peines prononcées.
Ces peines sont-elles plus longues parce que les infractions plus graves ?
Les juges ont toujours plus peur, vu les affaires graves que l’on a connues, de condamner ces personnes qui ont commis des actes de violence sexuelle ou contre la vie, à des peines de durée limitée. Donc, ils prononcent de longues peines, cumulées avec des mesures thérapeutiques ou sécuritaires qui allongent les séjours en prison de 10, 30 ans voire plus s’ils sont condamnés à l’internement de sécurité. Les infractions ne sont généralement pas plus graves, mais il y a une représentation sociale plus négative des délinquants, sexuels notamment. Et puis il y a le facteur politique. L’UDC presse de tout son poids pour imposer cette politique très sécuritaire.
Vous avez peur que les prisons se transforment en mouroir?
Oui et du point de vue de la dignité humaine, c’est inadmissible.
Que préconisez-vous ?
Nous souhaiterions que les établissements pénitentiaires se dotent de départements prêts à accueillir ces seniors, avec du personnel préparé à accompagner les détenus âgés, malades, en fin de vie. Et que l’on soit capable de proposer des «établissements médico-sociaux carcéraux» pour des personnes libérées conditionnellement, mais qui ont besoin d’un encadrement de type EMS.
Sait-on pour quel genre de délit ces personnes âgées sont enfermées?
La plupart des seniors qui risquent de mourir en détention sont condamnés pour des violences contre les personnes, dont une bonne part pour des atteintes sexuelles. C’est ce qui rend la problématique encore plus difficile vu l’absence totale d’empathie pour ces personnes.
Dossier réalisé par Audrey Sommer
Photos: Wollodja JENTSCH