«J’ai toujours espéré que les glaciers me rendent mes parents»

Marcelline Udry-Dumoulin est souvent montée à Tsanfleuron avant que ses parents ne soient rendus par le glacier en 2017. Le 15 août dernier, 80 ans, jour pour jour après leur disparition, elle y est retournée... © Sandra Culand
Marcelline a 4 ans quand son papa et sa maman disparaissent en montagne, le 15 août 1942. Huitante ans plus tard, jour pour jour, tandis que les glaciers valaisans rendent toujours plus de corps, l’octogénaire est retournée sur les lieux de leur réapparition en 2017.
Avec la fonte des glaciers, la montagne libère toujours plus de restes humains. L’été passé, marqué par des températures record, s’est même révélé particulièrement riche en découvertes macabres: début août, des randonneurs ont trouvé des éléments de squelette sur le glacier de Chessjen, dans le sud du canton du Valais. Une semaine plus tôt, un autre corps a été repéré sur le glacier de Stockji, près de la station de Zermatt. Début septembre, la Police cantonale valaisanne a mené des recherches sur le glacier de Corbassière, dans le val de Bagnes. Elle est tombée en «quelques minutes» sur des ossements.
Marcelline Udry-Dumoulin, 84 ans, partage, aujourd’hui, l’émotion de ces familles de disparus dans les Alpes qui, comme elle, ont toujours espéré retrouver une trace ou le corps de leurs proches. Pas plus tard que le 15 août dernier, elle s’est rendue sur le glacier de Tsanfleuron, dans le massif des Diablerets, 80 ans jour pour jour après la disparition de ses parents. Partis à pied de leur hameau de Chandolin, sur la commune de Savièse, Francine et Marcellin Dumoulin se rendaient sur un alpage bernois pour nourrir leur bétail. Ils avaient prévu de rentrer le soir même. On ne les revit jamais.
Surpris par le mauvais temps
Le couple a été surpris par le brouillard et un violent orage. «Ils étaient sous le parapluie à maman, raconte cette Savièsanne avec un bel accent chantant. Quand la «noire» (NDLR, la tempête) est arrivée, ils se sont assis.» L’examen médico-légal n’a révélé aucune trace de traumatisme. Le froid et l’épuisement semblent avoir eu raison de leurs dernières forces.
Elle qui a tant prié Sainte Rita, l’avocate des causes désespérées, Marcelline n’oubliera jamais le 13 juillet 2017, ce jour béni où la nouvelle l’a surprise dans son jardin: «Mon mari était sur le cerisier et moi j’avais fini de couper mes framboises. J’allais rentrer pour faire le dîner quand j’entends que mon mari reçoit un téléphone.»
Par la voix d’une journaliste, Marcelline et son mari apprennent qu’un employé du domaine skiable proche de Tsanfleuron est tombé sur des restes humains dans la région où ses parents avaient été portés disparus: «Ce jeune homme faisait tous les soirs le tour du glacier pour voir s’il y avait des apparitions.» Or, voilà que ses yeux s’arrêtent sur une forme sombre: deux corps momifiés. Leurs effets personnels sont intacts: une bouteille de limonade de chez Coudray Frères et Cie à Sion, une montre-oignon, un sac en peau de chèvre, un missel, un porte-monnaie, leurs chaussures, entre autres objets témoins. Tout laisse à croire que ce sont bien les époux Dumoulin qui ont refait surface, après avoir été emprisonnés pendant septante-cinq ans dans un manteau de glace, à 2615 mètres d’altitude.
Lorsqu’ils sont sortis des glaces en 2017, les effets des époux Dumoulin,
disparus en 1942, étaient bien conservés. © Keystone
Leur disparition avait fait grand bruit à l’époque. En pleine «mob», les recherches pour les retrouver avaient duré un mois et demi. Et puis, un jour, dit Marcelline, il a fallu se rendre à l’évidence: «Ils n’allaient pas rentrer.»
Au village, en pleine Seconde Guerre mondiale, l’absence de Marcellin pèse: «Papa était cordonnier. C’était le seul homme à ne pas avoir été mobilisé. Il était l’homme à tout faire de Chandolin. C’était aussi un chanteur, fort apprécié par tout le monde.»
Marcelline se revoit dans les bras de sa tante, en larmes dans les escaliers de la maison familiale, au cœur du hameau. Elle aura la chance d’être adoptée par cette jeune femme qui l’élèvera comme sa fille. A l’époque, en effet, décision a été prise de séparer les orphelins. «On a tous été placés. Certains mieux que d’autres.» Candide, 13 ans, le frère aîné, se retrouve chez le boulanger. Eugène, 11 ans, est mis au boulot chez un cordonnier comme son père. «Les enfants devaient travailler. On n’attendait pas qu’on ait 10 ans pour nous envoyer à la vigne.» Charlie, l’un de ses frères, qui avait 8 ans lors du drame, a eu la chance d’être adopté par sa marraine, tisserande et qui tenait une épicerie. Lorsque le garçon se rend au village pour chercher des tickets de rationnement, il ne manque jamais l’occasion de saluer sa petite sœur.
«Où sont papa et maman?»
«A Chandolin, les premiers temps, raconte Marcelline, j’égrenais mon chapelet en demandant où était papa et maman. Puis, avec ma tante, nous avons déménagé à la «capitale», le village proche de Saint-Germain (NDLR chef-lieu de la commune de Savièse), dans un quartier où il y avait beaucoup d’enfants. J’ai dû porter le deuil pendant quatre ans. A l’école, j’étais le corbeau noir.»
De sa prime enfance, du temps où ses parents étaient encore en vie, Marcelline a conservé quelques images un peu floues qui ont traversé le temps: «J’ai un vague souvenir de papa surveillant les devoirs sur la table ronde de la grande chambre, pendant que maman tricotait.» Institutrice, fille d’une Brésilienne venue émigrer en Suisse, Francine Dumoulin était absente le matin. «Papa s’occupait du ménage. Un escalier séparait le logement de son atelier. A l’époque, pour nourrir la famille, il faisait du troc. A ses clients, il ne demandait pas toujours de l’argent. En échange de son travail, il préférait demander pour des chaussettes ou un pull pour ses enfants.»
Marceline Dumoulin présente deux photos avec son père
Marcellin et sa mère Francine. © Sandra Culand
Lorsque les époux Dumoulin prennent le chemin de l’alpe le 15 août 42, c’est une première pour Francine. Ses grossesses à répétition l’avaient empêchée de suivre son mari dans les alpages.
Seule Marcelline et sa sœur Monique, de sept ans son aînée, décédée depuis, auront eu la joie d’apprendre que leurs parents ont été retrouvés. Plus prudente que la presse, la Police valaisanne a pris le temps d’effectuer le travail formel d’identification. Médecine légale et archéologie cantonale ont été mises à contribution. En 2017, les Dumoulin ont officiellement été exclus d’un fichier de 300 personnes disparues en Valais depuis 1925, dont près de la moitié en montagne.
>> Lire le second volet du dossier: Médecine légale et archéologie main dans la main
La fratrie éparpillée se retrouvera
Lorsqu’elle évoque, aujourd’hui, le dénouement de cette tragédie, Marcelline souligne combien ce fut dur pour les enfants d’être séparés. Il aura fallu attendre 1957 pour voir la fratrie se réunir de nouveau. Quinze ans après la disparition de leurs parents, c’est l’ordination d’un des leurs, Eugène, qui les rassemble. Le jeune prêtre dira sa première messe sur le glacier de Tsanfleuron devant ses frères et sœurs.
Depuis, Marcelline n’a jamais eu de cesse de se rendre sur les lieux de la disparition de ses parents. A Lourdes, en 1960, l’année de son mariage, puis à Saint-Jacques de Compostelle, des années plus tard, et à cinq reprises, elle a prié avec une foi inébranlable pour que Francine et Marcellin leur soient rendus. Et d’affirmer n’avoir jamais éprouvé de la haine ou du dégoût pour les neiges et le glacier qui lui ont pris ses parents. «Au fond, j’ai toujours eu l’impression que j’allais les retrouver. Nous, leurs enfants, avons tous eu besoin de croire qu’ils redescendraient un jour.»
Le 21 juillet 2017, Marcellin et Francine Dumoulin ont été inhumés dans l’église Saint-Germain de Savièse. Au curé Jean, proche de la famille, choisi pour la cérémonie, Marcelline a dit: «Tu ne crois pas que je vais mettre du noir? Je porterai des habits blancs. Nous sommes dans la joie.» Toute la famille a choisi le blanc. Même le personnel religieux a renoncé au violet contre une aube immaculée. «Ce jour-là, je ne peux pas dire que j’ai pleuré. J’étais tellement contente.»
Les reliques ont été données au Musée cantonal à Sion. Dans son classeur, qui regroupe tous les articles et la documentation en lien avec l’histoire extraordinaire de ses parents, il y a des photos prises dans les locaux de la médecine légale. Avec tendresse, Marcelline désigne du doigt sa mère: «Elle avait de beaux cheveux. Regardez comment elle les coiffait.»
Nicolas Verdan