Deux médecins à la retraite font leur cinéma

La réalisatrice Cristina Gagnebin-Müller, nièce par alliance de Christophe Chapuis, 
guide ce dernier et son compère Olivier Carrel pour leurs premiers pas dans le milieu cinématographique. © Sandra Culand

Amis de longue date, Christophe Chapuis et Olivier Carrel sont en passe de transformer une boutade vieille de 50 ans en un film. Nous les avons rejoints à l’EMS Le Marronnier, à Lutry (VD), lors du tournage.

«Son, moteur, scène 8a, quatrième prise, action!», lâche d’une voix bien timbrée Olivier Carrel, qui, dans la foulée, fait retentir le clap de cinéma qu’il tient entre ses mains. L’employé d’un hôpital se met alors à pousser le fauteuil roulant d’un patient d’un certain âge qui a rendez-vous chez son médecin. En chemin, ils croisent une aide-soignante, que l’on sent éprise du jeune homme. Après un bref échange verbal, ils poursuivent leur route. C’est à ce moment-là que passe, à côté d’eux, une mystérieuse femme habillée de noir. «Couper!», crie alors Olivier Carrel. Au terme d’une petite heure de tournage, durant laquelle il aura fallu composer avec les caprices de deux lampes qui ne voulaient plus se rallumer, synchroniser le passage des uns et des autres ou encore adapter légèrement une phrase d’un des dialogues, la scène d’ensemble — de quelques secondes à l’écran — est dans la boîte. Elle sera complétée par deux plans rapprochés tournés dans la foulée.

Nous sommes dans les locaux administratifs de l’EMS Le Marronnier, à Lutry (VD), en compagnie d’une petite équipe de huit personnes qui tourne un court métrage. Derrière la caméra, la réalisatrice Cristina Gagnebin-Müller, nièce par alliance de Christophe Chapuis, qui a initié ce projet avec son ami Olivier Carrel. «C’est compliqué de pouvoir tourner en milieu hospitalier, d’où cette solution, qui permet d’ailleurs à l’EMS de s’ouvrir sur l’extérieur», expliquent les deux médecins à la retraite, respectivement âgés de 76 et 75 ans. Tous les deux ont décidé de concrétiser un vieux rêve: tourner un film sur la base d’une histoire qui appartient à leur mémoire collective et resurgissait régulièrement dans leur vie comme une sorte de boutade récurrente. 

Une idée de longue date 

Leur scénario nous ramène au début des années 1970, durant leur stage en médecine de six mois dans un hôpital périphérique. «Après être devenus amis sur les bancs de la Faculté, nous nous sommes tous deux retrouvés dans cet établissement isolé en pleine nature et tenu par des sœurs», racontent-ils d’une seule et même voix. Un lieu atypique, où ils ont rencontré un homme qui l’était tout autant et les a marqués. «Il s’agissait, comme on l’appelait à l’époque, d’un «pousse-lits», c’est-à-dire qu’il était chargé de déplacer les malades et de faire quelques tâches d’intendance. Nous ne le connaissions pas vraiment, mais, à chaque fois que nous l’avons vu, il était jovial. Un jour, pour des raisons ayant trait à sa vie privée, il a été renvoyé. Contre toute attente, comme pour confirmer sa nature positive, il a quand même décidé de faire une fête de départ. Nous l’avons ensuite perdu de vue, puis avons appris que, pour faire face à une situation personnelle difficile, ce jeune homme avait décidé de passer ses journées à voyager en train sans but précis. Nous nous sommes alors mis à imaginer ses pensées. Son destin nous a vraiment frappé et poursuivi au fil des années.» L’idée d’en faire un film est apparue très tôt sur la toile de leurs pensées, mais leur emploi du temps de médecin — généraliste à Lutry pour Christophe Chapuis, pédiatre à Vevey pour Olivier Carrel — ne leur en a jamais laissé l’occasion. 

La retraite, un moment charnière

Jusqu’en 2014, année charnière dans leur vie, où ils ont intégré cette frange de la population que l’on appelle les retraités. «Nous avons enfin eu du temps à disposition, ce qui est un luxe extraordinaire », confie Olivier Carrel. «D’autant plus que nous étions des paresseux contrariés», ajoute son acolyte. Ils se disent aujourd’hui chanceux d’avoir l’occasion d’être créatifs à leur âge. Car, dans leur film, ils se sont autorisés quelques petits écarts par rapport à la réalité. «Au-delà du fait que nous ne connaissions pas les détails du parcours de vie de notre héros, dont nous souhaitons préserver l’identité, par égard pour sa famille, nous avons décidé de romancer notre scénario, terminé il y a bientôt cinq ans, et d’enlever certains passages pour en ajouter d’autres. Apparaît ainsi, dès le début du film, une mystérieuse femme qui n’existe pas dans la vraie vie, mais permet à notre personnage de trouver un sens à son errance.»

Ils n’en diront pas plus, afin de préserver le suspense. Pour connaître la suite et l’épilogue, il faudra visionner leur court métrage. Quand? Où? «Le tournage, qui n’a eu lieu que durant le week-end ou en soirée, en raison de la disponibilité des acteurs qui y ont contribué bénévolement, a pris fin en septembre et la sortie du film est prévue en février 2023, après plusieurs semaines de montage, répondent-ils. Nous bénéficions d’ailleurs, d’une musique originale, composée par un passionné de cinéma, Frédéric Perrier. Actuellement, nous éprouvons bien sûr quelques craintes quant au résultat final. Toutefois, nous espérons qu’il sera présentable et que nous pourrons l’envoyer à des festivals de courts métrages ou à des institutions comme Pro Senectute.»

D’autres projets communs

Toujours est-il que c’est «un rêve qui deviendra réalité et que nous aurions été tristes de ne pas concrétiser». Retentira alors le clap de fin de cette parenthèse cinématographique, mais certainement pas de leur amitié. Les deux hommes ont en effet toujours pris le temps, grâce au soutien de leurs épouses, d’entretenir le lien qui les unissait. Autour de bons repas, mais aussi par le biais de la course à pied, en créant, à l’époque, un groupe de coureurs qui a fait une dizaine de fois Morat-Fribourg. La littérature les réunit aussi. «Il y a trente-quatre ans, nous avons monté une «chaîne de lecture» avec quatre autres amis, souligne Christophe Chapuis. L’idée est de lire les ouvrages soumis par les autres et de se voir tous les neuf mois pour les critiquer.» Tous les deux auraient aussi souhaité rallier à la marche Lutry à Nice, par le G5, mais «nos articulations ne nous le permettent plus». Qui sait, après la sortie de leur film, peut-être trouveront-ils un autre projet commun...

Frédéric Rein

Est-ce facile de réaliser un film?


Olivier carrel en pleine action. © Sandra Culand

Il y avait certes cette idée de longue date de faire un film, mais encore fallait-il parvenir à lui donner vie? «L’aspect financier est bien sûr important, répondent Christophe Chapuis et Olivier Carrel. Le budget est d’environ 20'000 francs, la majeure partie provenant de nos économies. En tant que seniors et médecins, nous étions mal à l’aise à l’idée de quémander de l’argent. Néanmoins, la Municipalité de Lutry et Riviera Finance, à Vevey, soutiennent ce projet.»

Du côté des acteurs, aucune star au générique, mais de jeunes comédiens enthousiastes issus d’écoles de théâtre amateur, et même des personnes de l’entourage. Techniquement, les deux septuagénaires ont vite découvert qu’un smartphone ne suffisait pas à obtenir de belles images. «Christophe et Olivier sont des cinéphiles, explique Cristina Gagnebin-Müller, la réalisatrice, qui avoue avoir été séduite par l’histoire du film et le côté intergénérationnel du projet. Ils ont rapidement compris ce qui était faisable ou non. De toute manière, leurs demandes n’avaient rien d’irréaliste. D’ailleurs, hormis quelques dialogues, nous avons peu modifié le scénario. Ce qui les a surpris, je pense, c’est le temps que cela prend quand on a plusieurs lieux de tournage.» «Globalement, on peut dire que cela a été une expérience extrêmement positive et que tout s’est bien passé», lâchent en chœur les deux seniors, ravis de cette expérience.

Sous le regard bienveillant de leur entourage


Les deux médecins retraités sur leur lieu de tournage, un EMS de Lutry. © Sandra Culand

«J’irai au bout de mes rêves, où la raison s’achève», chantait Jean-Jacques Goldman. Alors, l’entourage de nos deux cinéastes sur le tard a-t-il vu un projet déraisonnable dans l’idée de faire un film à leur âge? Tout le monde a, au contraire, accueilli cette envie très positivement. «J’entends parler de cette histoire depuis que je suis mariée, explique Allegra Chapuis, la femme de Christophe. Comme le reste de la famille, je trouve très bien que leur rêve se réalise, d’autant plus qu’ils semblent contents d’avoir franchi le pas. Cela prend pas mal de place dans nos vies, mais, a priori, cela ne devrait pas coûter trop cher, ce dont j’avais un peu peur!» Les amis des deux anciens médecins sont également enthousiastes, apportant «un soutien ironique, plutôt sur le ton de l’amusement», comme le précise Olivier Carrel. George Comme, qui était le figurant sur le fauteuil roulant le jour de notre passage sur le tournage, confirme: «Je joue un rôle de vieux, ce qui est assez facile à mon âge», plaisante leur ami, lui aussi ancien médecin. C’est une expérience marrante pour moi, qui leur permet en plus de mener à bien un projet qui leur tient à cœur.» Et ce n’est pas Matthieu, le fils de 37 ans d’Olivier Carrel, qui dira le contraire, lui qui campe un médecin. «Quand on m’a proposé ce rôle, j’ai trouvé cela amusant, note-t-il. En plus, j’avais souvent entendu l’histoire à l’origine du film. Ils semblent bien s’être débrouillés, même si je ne suis pas sûr qu’ils aient tout de suite réalisé l’implication nécessaire pour mener à bien leur démarche cinématographique. S’agissant de ma relation avec mon père, je peux dire que ce projet commun a resserré nos liens, me permettant aussi de le voir sous un autre angle.» Que demander de plus?

>> Et vous? Peut-être avez-vous profité de votre retraite pour vous lancer un défi? Si vous souhaitez qu’on en parle, contactez-nous par écrit à defis@generations-plus.ch, ou générations, rue des Fontenailles 16, 1007 Lausanne.

 

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