Rosette Poletti: «Tout ce qui m’est arrivé de beau, c’est quand j’ai su dire oui»

Curieuse de tout, sensible à la vibration des êtres et de la nature, Rosette Poletti est une intellectuelle spirituelle. © Sandra Culand

Ses réflexions — autour de la mort notamment — sont des repères depuis des décennies. Mais, au-delà de son engagement pour diverses causes humanistes, qui est Rosette Poletti? Rencontre avec une icône romande.

Qui n’a jamais lu ses conseils de vie dans la presse ou l’édition ? Qui ne connaît pas son sourire bienveillant à l’affiche de nombreux colloques, séminaires ou groupes de travail sur les soins palliatifs, l’accompagnement de fin de vie, les proches aidants, la mort*? A 84 ans (le 21 octobre prochain), Rosette Poletti est une figure romande incontournable. Et une voix humaniste incontestable. Pourtant, ni sa longue carrière dans la santé publique ni la liste prodigieuse de ses titres universitaires ne lui ont fait gonfler l’ego. La dame à la belle crinière blanche est une discrète. Préférant écouter et s’ouvrir à l’autre que parler d’elle. D’ailleurs, au cours de notre échange, la voilà qui s’interrompt et donne la priorité aux pleurs de son petit-fils de cœur, un nourrisson de trois mois, qui vit chez elle avec ses parents d’origine tibétaine et sa sœur, s’excusant de repousser à plus tard la suite de l’interview.

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Celle qui a été infirmière, professeure en soins infirmiers, directrice d’école de soins et de formations, chargée de cours universitaires à Genève, psychothérapeute et qui est toujours conceptrice de formations, chroniqueuse et écrivaine, incarne d’une manière lumineuse l’expression de «belle personne». 


© Sandra Culand

- Comment êtes-vous devenue cette femme si sensible aux souffrances des autres?
- Rosette Poletti: Plusieurs éléments y ont contribué.  Je suis la première enfant de mes parents qui, au moment où je suis née, avant-guerre, dans un petit village du canton de Vaud, connaissaient des difficultés financières. J’ai donc été, très jeune, sensibilisée à l’angoisse des fins de mois difficiles. Mon arrière-grand-mère habitait avec nous dans un appartement situé dans une ancienne filature de vers à soie. Et je n’ai pas été écartée de sa fin de vie. Mes parents ont laissé la fillette de 6 ans que j’étais participer à l’organisation des rituels autour de sa mort. Plus tard, vers l’âge de 12 ans, j’ai été marquée par le récit d’une infirmière, qui avait été invitée par la paroisse pour raconter son travail en Inde dans une léproserie. Elle avait apporté des diapos. Je me suis dit alors, pourquoi pas moi?

- Vos parents ont-ils accepté facilement de vous laisser entreprendre des études d’infirmière, puis de partir 
en Angleterre pour apprendre l’anglais?

- Je les avais beaucoup aidés à la maison, notamment auprès de mes frères et sœurs, ils ont estimé que j’avais le droit de penser à moi. Ma mère avait une conscience féministe : dès que la loi l’a permis, elle a posé sa candidature pour devenir députée dans le canton de Vaud. Quant à mon père, qui était issu d’un milieu tout simple avec un grand-père immigré italien et un père boulanger, il a misé toute sa vie sur la formation. Après un apprentissage d’électricien, il est devenu ingénieur en prenant des cours du soir et, plus tard, il a créé les Services industriels d’Yverdon. Il ne pouvait que m’encourager dans mes projets.

Ma curiosité et ma soif d’apprendre sont sans limites

- Vous vous êtes manifestement aussi identifiée à lui.
- J’ai repris beaucoup de ses valeurs, c’est vrai! J’ai moi aussi enchaîné les formations et les études. Avoir démarré ma vie professionnelle dans un service d’urgences à Genève m’a confrontée aux tentatives de suicide des jeunes et donné envie de m’intéresser à la psychiatrie. Je me suis donc inscrite à la Faculté de théologie à Genève, pour les cours de psycho notamment. Ensuite, j’ai travaillé dans un bidonville à Marseille, ce qui m’a amenée à m’intéresser à l’impact de la pauvreté et de la précarité sur la santé. Et cela a continué ainsi, car ma curiosité et ma soif d’apprendre sont sans limites. Aujourd’hui encore, je m’inscris régulièrement à des webinaires (NDRL séminaires en ligne sur Internet). 

- En 1965, vous avez quitté Genève pour Détroit. Qu’est-ce qui vous a amenée aux Etats-Unis?
- Cela n’était pas prévu! Je venais de m’installer dans un petit appartement, dans ces années-là, déjà, trouver un logement à Genève, n’était pas simple, et voilà qu’on me propose, parce que je parlais anglais, une bourse d’étude dans une université à Détroit. Quel changement, cela a été pour moi. 

- D’autant que c’est l’époque des luttes raciales et féministes. Y avez-vous participé?
- La condition féminine n’a pas été une préoccupation majeure pour moi.  Je me suis toujours sentie libre. Sans doute par le fait d’avoir été élevée à la campagne, où je pouvais circuler comme je voulais. Et puis, j’ai rapidement trouvé une place dans le système de santé, j’étais indépendante financièrement, je n’ai pas eu d’enfants… En revanche, j’ai été très sensible aux luttes raciales. A Détroit, je suis allée écouter Martin Luther King et j’ai pris part à des manifestations anti-racistes. A la fin des années 60, j’ai travaillé dans un service de santé publique de soins à domicile à New York et je me souviens des conditions de vie abominables des Afro-Américains vivant à Harlem. Combattre cette injustice-là, le racisme, me paraissait prioritaire alors. J’ai rejoint le combat des femmes plus tard, pour l’égalité des salaires.

- Avez-vous le sentiment d’avoir réussi votre vie?
- Pour moi, une vie est réussie quand on s’est ouvert à ce qui se présentait et qu’on n’a résisté à rien. Les choses se présentent, on peut les accepter ou les refuser, mais les accepter fait grandir. Tout ce qui m’est arrivé de beau dans la vie, c’est quand j’ai su dire « oui ». Lorsqu’on m’a proposé la bourse pour l’Université de Détroit, j’aurais pu dire non, au nom de la sécurité et du bel appartement que je venais de trouver… mais j’ai dit « oui ». Et cela m’a valu des expériences magnifiques, qui m’ont donné envie de m’instruire et de me former. Cela m’a permis, de retour en Suisse, d’œuvrer pour que les soins infirmiers soient revalorisés, pour que les soins palliatifs se répandent, etc… Plus récemment, j’ai dit « oui » au fait de partager mon appartement avec des personnes venant du Tibet. Plusieurs de mes proches m’ont fait comprendre que cela n’était pas une bonne idée, mais cette décision et la cohabitation avec un jeune couple et leurs deux enfants ont ré-enchanté ma vie.

Pour aider quelqu’un, il suffit parfois d’écouter, de prendre acte d’une souffrance, de compatir

- Dire oui, c’est prendre des risques. Vous ne vous êtes jamais fait avoir par excès de bonté?
- Je vais encore citer mon père, qui m’a transmis cette philosophie que j’ai faite mienne: «Si tu prêtes, sois d’accord de perdre. Dis-toi que tu donnes. Ainsi, tu n’attends rien en retour.» Cela m’a aidée à ne pas avoir d’attentes vis-à-vis de ceux que je pouvais aider et à prendre du plaisir à donner, plus qu’à recevoir. Quand je dis donner, je ne pense pas forcément à du matériel. Pour aider quelqu’un, il suffit parfois d’écouter, de prendre acte d’une souffrance, de compatir. Le besoin de consolation des gens est immense. J’envisage d’ailleurs d’écrire un livre sur le sujet!

- Comment définissez-vous la compassion?
- C’est la capacité à accompagner la douleur de l’autre, sans juger, sans interpréter, sans forcément chercher de solutions à ses problèmes. Il existe une quantité de situations où l’on ne peut rien faire pour l’autre. Or, quand on se sent impuissant, on a tendance à se fermer. A fuir. Pourtant, le simple fait d’être là, de ne pas détourner les yeux apporte du réconfort.

- Et vous? Où trouvez-vous du réconfort quand cela ne va pas?
- Je dirais dans ma spiritualité, je fais de la méditation depuis longtemps. Bien sûr, j’ai des amis auprès de qui je sais que je pourrais trouver du réconfort. Mais je ne partage pas tellement mes tracas ! J’ai tendance à chercher des ressources par moi-même. Soit dans des lectures ou dans la nature. J’ai la grande chance de savoir m’émerveiller de pas grand-chose. Cela me vient de ma grand-mère qui m’a appris à apprécier les beautés du monde. Vivre avec ma famille tibétaine, gens paisibles, ne critiquant jamais les autres, me fait aussi beaucoup de bien. Leur fille, ma petite-fille de sang comme je la désigne, me reconnecte à des émerveillements d’enfant. L’autre jour, elle m’a interrompue pour me faire admirer une toile d’araignée brillant dans le soleil qui était sous un toboggan. Sans elle, jamais je ne me serais baissée sous ce toboggan! 


© Sandra Culand

- Quels sont les moments qui vous ont particulièrement fait vibrer?
- Trois moments me reviennent. Je me souviens avoir enseigné en Inde à des personnes qui étaient si désireuses d’apprendre que cela a renforcé mon optimisme dans l’être humain. Il faut permettre aux gens de s’instruire et de se former tout au long de leur vie. Le deuxième moment fort dont je me souviens a eu lieu lors d’une retraite. Moi, qui suis d’un naturel actif, j’éprouve, de temps en temps, le besoin de me dégager des contingences du quotidien et de me mettre dans les conditions de la contemplation. Donc un matin, lors d’une retraite, j’ai été particulièrement sensible à la beauté d’un lever de soleil et je me suis sentie connectée avec le monde environnant. Enfin, troisième moment que j’ai envie de citer, c’est la naissance de ma petite-fille de cœur, à laquelle, sur la demande de sa mère, j’ai assisté. Merveilleux!

- Vous parliez d’optimisme. Comment le cultiver dans notre monde devenu si anxiogène? 
- Regardons la forêt qui pousse et pas seulement les arbres qui tombent!  Les jeunes me rendent optimistes. J’observe chez eux l’éveil d’une conscience écologique, la remise en question du sens du travail, l’envie de plus d’égalité entre les humains. Quelque chose pousse, mais on ne le regarde pas. On se focalise trop sur les faits divers sinistres. Il y a des humanistes tout autour de nous. Les voir permet de penser qu’on pourra s’en sortir.
  
- Vous qui accompagnez des proches aidants et des personnes en fin de vie depuis des années, avez-vous l’impression que la mort soit toujours autant un sujet tabou?
- Cela reste tabou et c’est bien compréhensible. C’est terrible de mourir. De dire adieu à tout. A ceux qu’on aime, à son existence, à ce qui a donné envie de se lever le matin. J’ai assez accompagné de personnes pour savoir que la mort reste un moment dramatique pour beaucoup, car elles ne s’y sont pas préparées. Je suis d’ailleurs toujours étonnée de les voir organiser un voyage touristique au millimètre et laisser leur grand départ en plan. Je les encourage autant que je peux à prendre leurs dispositions, à remplir des directives anticipées, à parler de la mort avec leurs proches, à inventer d’autres rites que religieux si elles ne sont pas croyantes, à demander à se faire aider et accompagner. Il existe toutes sortes de structures pour cela. J’ai d’ailleurs créé un enseignement pour former des doulas (NDLR, des accompagnants formés), capables de soutenir des personnes en fin de vie ainsi que leurs proches.

C’est la somme de milliers de petits moments formidables qui ont rendu ma vie si belle

- Vous faites partie de ceux qui ont compris depuis longtemps que le rôle des aidants était difficile. L’avez-vous été, aidante?
- Je l’ai été professionnellement à plusieurs reprises. Dès la fin des années septante, j’ai travaillé avec des personnes atteintes de cancer, dans un grand hôpital new-yorkais, ce qui m’a permis de participer aux tout premiers soins palliatifs qui se développaient. Sur le plan personnel, j’ai aidé mon père à rester chez lui jusqu’à son décès à l’âge de 93 ans. Concernant le rôle des aidants, je regrette qu’on ne prenne pas encore assez en compte la charge qui pèse sur les épaules de ceux qui accompagnent jour et nuit une personne démente. Le nombre d’aidants qui ne dorment plus que de manière hachée… C’est terrible. Mais personne ne s’en soucie.

- Avez-vous organisé votre grand départ?
- Je suis prête. J’ai rempli tous les papiers qu’il fallait. J’ai même souscrit à la prévoyance obsèques. J’en ai parlé aux personnes autour de moi. Tout est en ordre. Cela dit, j’aimerais que cela dure le plus possible. J’ai encore un livre ou deux à écrire et, surtout, j’aimerais apprendre le français à mon petit-fils de cœur qui vient de naître. Mais quand cela viendra, et bien cela viendra. Je n’aurai pas de regrets. Je vous ai cité, tout à l’heure, trois moments qui m’ont fait vibrer. Mais je pourrais vous en citer dix mille. C’est la somme de milliers de petits moments formidables qui ont rendu ma vie si belle.

Véronique Châtel

>> * Rencontre-conférence avec Rosette Poletti et Edmond Pittet, directeur des Pompes funèbres générales, sur le thème «Evolution du rituel et de la pratique funéraire depuis un demi-siècle». La rencontre est organisée par l’UREV (Union des Retraités de l’Etat de Vaud) et sera animée par Blaise Willa, directeur de générations. Grande salle de la maison pulliérane,  Pully, 10 octobre, 16h30. Inscription: https://www.generations-plus.ch/?q=concours
 
>> Rosette Poletti participera aussi aux assises «Les couleurs de la mort», du 5 au 8 octobre à Lausanne.

 

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