«La médecine est devenue une puissante machinerie»

photos: © Y. Leresche

Médecin et écrivain, Eric Masserey a fait des fameuses «directives anticipées» une pièce de théâtre explosive. Rencontre.

Encore méconnues, les directives anticipées sont des dispositions qui indiquent ce qu’on souhaite ou ce qu’on refuse en termes de soins en cas de perte de discernement. Liées à la fin de vie, des questions éthiques profondes dont s’est emparé le médecin et écrivain Eric Masserey pour en faire un livre, puis, l’année dernière, une pièce de théâtre explosive, désormais appelée à tourner en Suisse romande. Médecin cantonal adjoint dans le canton de Vaud, il répond à générations.

Pourquoi les directives anticipées ont-elles si peu de succès en Suisse?

Par méconnaissance, d’abord : très peu de gens en ont entendu parler. Quant à ceux qui les connaissent, ils en ont souvent été informés tardivement, dans des circonstances liées à la fin de vie.

A quoi servent ces directives?

Elles permettent de dire ce que vous voudrez ou ne voudrez pas lorsque vous aurez besoin de soins. Aujourd’hui, la médecine est devenue une puissante machinerie où l’on est soigné avec des procédures et des algorithmes. Les soignants sont donc moins engagés dans l’art personnel de soigner. Comme individu, il devient donc essentiel de dire ce qu’on veut. Cela donne à chacun une garantie que les soins qu’on reçoit sont bien ceux qu’on voulait. Mais que ces soins, aussi, ne seront pas donnés au-delà de nos vœux.

L’objectif est donc légitime!

Oui, mais est-il atteignable? Depuis 2013, ces directives sont contraignantes et doivent faire autorité par rapport au pouvoir médical. Mais, en pratique, tout devient très vite complexe : quand commence et finit la réanimation ? La perfusion de soutien cardiaque est-elle de la réanimation? Vous avez 82 ans et vous avez rempli vos directives anticipées demandant clairement de ne pas être réanimé. Les médecins l’ont pourtant fait, car tout le reste était O. K. C’est là, à mon avis, que devrait intervenir l’art de soigner, qui semble avoir un peu disparu des soins aigus.

L’art de soigner, c’est quoi? Le bon sens du médecin?

On a énormément gagné en capacité de soins, aujourd’hui. Nos moyens pour maintenir la vie sont devenus extraordinaires. Ajoutez à cela la manière dont fonctionne le système de santé, moins personnalisé : beaucoup de métiers sont devenus médicotechniques et le médecin qui reçoit le patient à l’hôpital ne le connaît pas. La personnalisation du lien s’est donc distendue. Pour ma part, je date d’une époque où le médecin suivait son patient avant, pendant et après l’hôpital, que le médecin ait congé ou non. Le sens qu’on donnait aux soins et les moyens mis en œuvre étaient naturellement impliqués dans l’engagement relationnel. De cette absence, je pense, sont nées les directives anticipées.

Des questions économiques se sont aussi greffées sur le débat…

C’est vrai, on est toujours à un millimètre de parler de gros sous! Dans ma pièce, c’est du reste un assureur qui évoque les directives de manière très provocante. Il dit des choses épouvantables et la dame en est stupéfaite. Ne serait-elle donc qu’un numéro, comme le laisse supposer la pièce ? Qu’une mesure d’économie ? Entre l’époque où il n’était pas question de laisser une personne dans un EMS sans soins aigus et, aujourd’hui, où des patients refusent d’aller à l’hôpital pour vivre une fin de vie confortable, accompagnés par la morphine, il y a des différences de prix énorme, pour ne mentionner que cet aspect. Quelques milliers de francs par jour à l’hôpital. Mais il y a aussi un coût humain: des gens seront peut-être choqués qu’on laisse mourir une personne à la maison ou dans un EMS … Il manque, là, un discours et une pédagogie qui dépassent clairement le formulaire!

Comment faire passer le message?

L’objectif premier est dans le partage : les directives anticipées, c’est un sujet qui doit être discuté entre le patient, la famille, les accompagnants, les soignants, les jeunes, et aussi à l’échelle de la société. Tous font partie de la même aventure commune.

 

 

Quels mots utiliser?

Le formulaire est forcément imparfait: soit trop court, soit ce qu’il faudrait dire est trop long. La seule chose qui garantit que les soins soient ceux que l’on désire, c’est la connaissance de sa propre histoire. Autrement dit, ce qui a compté pour nous dans notre vie, ce qui est lié à des choses simples et profondes. Vais-je à l’église, a-t-elle une valeur pour moi ? Ai-je vécu en société ou plutôt seul ? Quel rapport ai-je à la souffrance, à la peur de la mort ? Que signifie pour moi avoir une belle mort ? Autant d’informations qui aiguilleraient les soignants dans le soin et dans sa durée.

Un leitmotiv qu’on entend souvent, c’est surtout : «Je ne veux pas souffrir …»

Je comprends, mais jusqu’où va-t-on ? Jusqu’à l’inconscience ? Cette question peut dépendre de mille choses, de l’évolution que j’ai eue comme patient, des relations que j’ai avec mon entourage, de ce que j’ai réglé ou non. Je ne veux pas souffrir certes, mais je ne veux pas faire souffrir non plus ! Si mon enfant a besoin de régler des comptes avec moi, gardez-moi conscient … On a un problème de limite. Toutes ces questions exigent une capacité d’introspection qui n’est, de loin, pas commune et qui manque de repères depuis la fin de l’hégémonie des religions et des rituels funéraires.

Mais un formulaire suffit-il pour autant?

Il faut longuement détricoter le texte pour le comprendre. C’est l’Académie suisse des sciences médicales qui l’a introduit, comme outil pour les médecins. Mais, pour les patients, le formulaire ne suffit pas : tant la forme que les questions qu’il pose sont à mon avis trop confrontants! Dans ma pièce, je montre bien que ce formulaire n’est pas facile d’accès. Sans le disqualifier, j’ai voulu en montrer les limites, en posant des questions de fond : qu’est-ce que cela dit de nous, qui utilisons un formulaire pour poser ces questions ? Qu’est-ce que cela dit des soins actuellement?

Et qu’est-ce que cela dit des médecins? Se sont-ils égarés sur la route?

Chacun, je crois, se sent très seul face à ces questions, aujourd’hui. Ni la société ni les passeurs d’autrefois ne sont là pour nous accompagner. Un formulaire, c’est terrible, mais c’est aussi un début fantastique, car il va nous permettre de nous réapproprier ces questions.

Alors, comment faire passer ce formulaire?

Faut-il des mots, qui affrontent aussi directement notre propre mort ? Si cette démarche est symbolique, pourquoi ne pas prendre plutôt, par exemple, des images de paysages ? De la musique? Des visages ? Tout dépendra de chaque individu. Il faut surtout créer un cadre de confiance, un dialogue qui a peut-être disparu. Le formulaire, idéalement, devrait être là pour lancer la discussion, afin qu’on se réapproprie ces thèmes trop négligés.

Pratiquement, on fait comment?

Penser d’abord à une rencontre de famille ou à un bon repas pour en parler ensemble. C’est un acte de vie à partager et qui permet de réaffirmer ce qui compte. C’est d’une certaine manière l’humanité d’une personne qui va interroger l’humanité de ses proches ou des soignants.

Et qui devrait assurer cette pédagogie?

Le médecin, avant la famille. Il doit être partie prenante. C’est lui peu ou prou qui est en contact avec son patient dans cette période. Et c’est aux patients et à leurs proches de l’interpeller ! Tiens, demandez-lui de l’aide pour remplir le questionnaire: vous verrez, c’est ainsi que naîtra, je l’espère, le processus de réflexion qui permettra d’être le plus clair possible sur la manière dont on veut être soigné. Mais au nom de quoi engager ces réflexions, allez-vous dire ? Mais au nom de notre humanité, de notre finitude ! Cette question peut être esquivée, bien sûr, mais si on l’entreprend, c’est une réflexion féconde, qu’on peut mener sereinement et même avec un brin d’humour.

Pour le médecin, où commence et où s’arrête le laisser vivre?

Une fois signées, ces directives, je le rappelle, sont contraignantes. Elles rendent donc service au soignant. Et, pour le patient, elles lui permettent d’être encore lui quand il ne peut plus le dire. Bien sûr, certains vœux vont entrer en confrontation avec les protocoles médicaux, comme le fait d’hydrater une personne qui a demandé à ne plus l’être … La loi interdit l’euthanasie active. Comment règle-t-on cela ? L’art de soigner, c’est aussi l’art d’accompagner dans la mort. Je regrette qu’Exit ait un tel succès, mais je comprends à quoi cela répond: ce sont les types de soins qu’on prodigue aujourd’hui qui ont permis cela. Exit a fait son nid dans un espace que rien ne remplit. Les directives ne sont pas une alternative. Mais, par la réflexion et les garanties qu’elles donnent, cela évite que le recours à Exit reste pulsionnel, parce qu’on estime qu’il ne reste rien d’autre.

A titre personnel, quelle serait la limite pour vous?

Si j’ai, un jour, 90 ans, si j’ai bien vécu, mais que je ne peux plus lire et que personne ne me fait la lecture, si je dois aller à l’hôpital pour la troisième fois pour un AVC, et bien, là, je demanderai à ce qu’on ne me laisse pas « traîner ». Même si j’ai des arrière-petits-enfants que j’adore, cela sera ma décision.

Et si vous changez d’avis au dernier moment?

Les directives deviennent alors automatiquement caduques. Nous restons libres jusqu’au bout.

Qu’attendez-vous de votre pièce?

A titre personnel, je dois vous dire que je serai satisfait quand ma pièce aura contribué à l’émergence d’un discours.  Il faut inventer des nouvelles façons de parler, qui interpellent et interrogent le spirituel. Oui, je crois qu’on peut parler ici de théâtre engagé.

  Propos recueillis par Blaise Willa

Plus d'infos:

Les directives anticipées

Les directives anticipées permettent de fixer, à l’avance, les mesures médicales qu’on approuve et celles qu’on refuse en cas de perte soudaine de discernement, à la suite d’un accident ou d’une maladie. Elles permettent ainsi également aux médecins de prendre plus facilement des décisions difficiles et de décharger les proches. Les directives anticipées de la FMH et de l’ASSM sont disponibles dans une version légèrement remaniée, qui tient compte du nouveau droit de la protection de l’enfant et de l’adulte, entré en vigueur le 1er janvier 2013 et qui reprend la terminologie du Code civil.


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