Maurine Mercier: la mort et moi

Votre première confrontation avec la mort?
Un souvenir d’enfance me revient. Ma sœur aînée aimait les oiseaux, elle avait des perruches et des canaris en cage, qui mouraient d’autant plus vite qu’ils étaient en captivité. Ce sont les premiers êtres que j’ai vus disparaître. Un jour, en douce, j’ai libéré deux canaris. Je me disais qu’une vie si courte, il fallait la vivre à fond. J’avais 8 ans et je n’ai jamais avoué.
publicité
Et votre première mort humaine?
Quand ma grand-mère suisse est morte, je me suis retrouvée pour la cérémonie au Prieuré de Pully. Nous ne sommes pas du tout religieux dans la famille, je n’avais pas les codes et j’ai trouvé ce cérémonial d’une austérité glaçante. Je n’y ai pas reconnu ma grand-mère et je n’ai pas pleuré, alors que d’habitude je pleure même pour des gens que je ne connais pas.
À Kiev, vous assistez à des enterrements?
Le crématorium de Kiev m’est devenu familier, j’y vais plusieurs fois par semaine. Quand meurent des gens que j’ai interviewés, les familles me demandent souvent d’être là. Les Ukrainiens cachent leur tristesse, c’est une forme de résistance. Moi, j’ai tendance à pleurer et à être très tactile, c’est mon côté méridional, qui me vient de ma mère québécoise. Je dois me retenir. Mais d’un autre côté, quand je me lâche un peu, ils me disent que ça leur fait du bien. Respecter les codes, c’est important. Mais il faut aussi se respecter soi-même.
La Lybie, l’Ukraine... Qu’est-ce qui vous a amenée, comme journaliste, à devenir experte en situations mortelles?
La soif de vie, je crois. Je fais cette constatation: là où on peut mourir à tout moment, il y a une énergie et une soif de vivre particulières. J’étais à Kherson récemment, une ville extrêmement exposée: c’est paradoxal, mais j’ai rarement senti autant de bonheur de vivre chez les gens. Ils savent qui ils sont, résistants ou collabos, ils vivent dans la vérité et l’intensité. J’ai beaucoup ri à Kherson.
À force de penser à la mort, on en oublie de vivre”
Cette quête d’intensité, ça peut virer à l’addiction?
On me fait souvent la remarque. Je réponds que la fadeur et la peur de tout, ça peut aussi devenir une addiction. J’ai toujours cherché l’intensité, je ne me suis jamais sentie à ma place dans la tempérance helvétique. C’est probablement culturel : ma mère vient d’une famille d’agriculteurs québécois catholiques auxquels je suis très attachée. Quand j’arrive chez eux, c’est des tonnes de bonheur, quand je repars, c’est des tonnes de larmes…
Pensez-vous à votre mort?
Ma hantise, c’est d’être blessée. La mort, je m’en fiche. J’ai une arme de famille, c’est l’autodérision. Il y a bien assez d’humains sur la planète, alors je ne vais pas faire un plat de ma mort. Tous ces gens qui vivent rongés par l’angoisse de la finitude, je les respecte, mais ce n’est pas mon truc. Il me semble qu’il y a de la prétention, et même une forme d’indécence, à accorder autant d’importance à sa propre vie. Et qu’à force de penser à la mort, on en oublie de vivre. C’est le plus grand danger dans les pays trop tranquilles: oublier la chance qu’on a d’être vivant. Oublier qu’il est urgent de vivre.
Les risques de votre métier, vous en parlez avec vos parents?
Non, mais on se comprend. Je tiens d’eux l’idée que je mourrai d’autant plus joyeusement que j’aurai vécu joyeusement. Ils savent que je fais ce que j’aime et que, s’il m’arrive quelque chose, personne ne doit se sentir coupable.
Comment aimeriez-vous vivre le dernier jour de votre vie?
Si ça pouvait se faire vite et dans la bonne humeur… Là, tout de suite, ce serait bien.