Christine Ockrent: «Essayons de comprendre comment fonctionne la Chine»
Le rendez-vous est fixé à midi sur la terrasse de la Brasserie du Lutetia, le mythique grand hôtel de la Rive gauche parisienne. Au menu de cette rencontre avec la journaliste star Christine Ockrent, son dernier livre sur la Chine. L’Empereur est les milliardaires rouges* donne à mieux comprendre le fonctionnement du capitalisme à la chinoise. Oui, parce que, si l’on connaît plus ou moins bien l’application mobile de partage vidéo TikTok, ou le mastodonte du commerce en ligne Alibaba, symboles de la réussite mondiale de l’entreprenariat privé chinois, on ne sait pas vraiment qui sont Jack Ma et Zhang Yiming, deux parmi les visages incarnants la réussite technologique et la performances économique.
Avec son grand talent de conteuse, au service d’informations de première main, l’écrivaine dresse un portrait détaillé et saisissant de l’univers impitoyable de ces entrepreneurs chinois qui doivent composer avec le régime communiste, sous la présidence impitoyable de Xi Jinping qui les a mis sous tutelle.
Avec son élégance décontractée et sportive, Christine Ockrent arrive pile à l’heure: «Une précision de coucou suisse», s’amuse celle qui a conservé son passeport belge de naissance en 1944. La Suisse, elle connaît bien. Fidèle de la grand-messe annuelle des élites économiques et politiques de la planète, le Forum économique mondial (WEF) de Davos, l’ex-star du JT aime aussi faire de la peau de phoque dans les Alpes. Elle n’ignore rien des subtilités de notre pays, «faussement ouvert et très mystérieux». La lecture toute récente d’un article du Monde consacré à Moutier, l’a plongée dans la question jurassienne. Tout en commandant un jus de pamplemousse pressé, «sans glace», Christine Ockrent commente la circulation dans cette capitale française de plus en plus gagnée par la mobilité dite douce: «Vous ne me verrez pas en trottinette. Moi je roule en Smart.»
- A lire L’Empereur et les milliardaires rouges, on se demande comment c’est possible d’avoir passé à côté de ces grandes figures du capitalisme chinois. Les médias en parlent peu, non?
- Je crois que l’univers chinois a toujours été difficile à couvrir pour les journalistes, même s’il y a toujours sur place d’excellents correspondants. En travaillant sur ce livre, j’ai essayé de trouver des informations fiables. Il m’est apparu évident que les organes de presse anglophones, en termes de profondeur d’analyse, sont les meilleurs. A commencer par le Financial Times, pour des raisons d’implantation ancienne à Hong Kong. Il y a aussi beaucoup de documents en source ouverte publiés par des universités aux Etats-Unis, où enseignent bon nombre d’universitaires ou d’intellectuels chinois exilés. Je pense en particulier à une femme qui dirigeait l’école des cadres du Parti communiste chinois et qui a, opportunément, décidé de rester aux Etats-Unis lors d’un voyage de presse officiel. Ses articles sont tout à fait intéressants. Ils présentent une épaisseur d’analyse qu’on ne trouve pas ailleurs, même s’il faut faire la part de l’aigreur.
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Cette manière de tout «genrer» devient paralysante”
- La deuxième économie mondiale demeure très mystérieuse à nos yeux de non-initiés.
- En deux générations à peine, des entrepreneurs ont sorti de la misère des centaines de millions de personnes et créé d’immenses fortunes. Leurs parcours sont souvent semblables: ils naissent atrocement pauvres avant de devenir extraordinairement riches. L’un de ceux que je connais bien allait à l’école pieds nus. Les concernant, je refuse toutefois de parler d’oligarques à la russe (NDLR: lire à ce propos Les oligarques: le système Poutine, Editions Robert Laffont ),car les capitalistes chinois se sont construits dans les poches entrouvertes par le Parti communiste. Sans remettre en cause sa souveraineté absolue.
- Dans votre livre, on comprend qu’il y a, en Chine, une limite à ne pas franchir pour les entrepreneurs, dès lors qu’ils deviennent très riches et puissants.
- On observe une phase de censure, de contrôle, avec pour but affiché de nettoyer la corruption et se débarrasser d’ennemis potentiels au sein du Parti. S’ensuit une phase plus pragmatique, comme lorsque Xi Jinping se rend compte qu’il a besoin de ces entrepreneurs. Pas plus tard qu’il y a trois semaines, l’un d’entre eux est sorti de prison. Condamné pour corruption, il est le patron d’une boîte de semi-conducteurs. Face aux sanctions américaines, la Chine a besoin de son savoir-faire.
- La deuxième économie mondiale est gouvernée par la peur et la surveillance à tous les étages. Un miracle, non?
- Oui, sauf que la Chine a le génie du commerce et de l’invention. On pourrait ajouter, avec humour, le génie de la copie. La peur signifierait qu’on a connu autre chose. Or, ce n’est pas comme si les Chinois avaient vécu dans un système ouvert et que le Parti communiste leur serait d’un seul coup tombé dessus. Au contraire, ces entrepreneurs sont apparus quand Den Xiaoping, le vrai génie du siècle dernier, a compris que le pays allait crever. Il a ouvert des zones franches où ont afflué capitaux et entrepreneurs.
- Comment expliquer cette attitude hyper répressive de Xi Jinping envers les milliardaires rouges qui ont fait la réussite de son pays?
- Xi Jinping est obsédé par l’écroulement de l’Union soviétique, où le parti, gangrené de l’intérieur, s’est écroulé. Son idée, c’est de consolider encore et encore le Parti, lui étant au sommet. Sa fonction présidentielle a très peu d’importance. Les titres qui comptent, sont ceux de Secrétaire général du Parti communiste chinois et de chef de l’Armée populaire de libération, l’armée étant sous contrôle du Parti. Xi a compris que pour nourrir le nationalisme et la fierté chinoise, il faut faire ressurgir la figure de Mao. Mais de façon épurée.
- Lui et sa famille ont pourtant souffert sous Mao?
- Comme toute sa génération. J’ai des amis chinois qui ont du mal à parler de ce que leur famille a subi ou eux-mêmes ont subi. Il n’y a aucun bilan chiffré des victimes de la Révolution culturelle. C’est totalement interdit. Les universitaires en Chine ne peuvent pas travailler là-dessus. La réécriture de l’histoire est aujourd’hui l’apanage du Parti.
- Xi Jinping, maître absolu de la Chine, est-il à vos yeux une figure détestable?
- Je me méfie des jugements moraux. Juger en fonction de nos critères culturels et démocratiques est inutile. Aujourd’hui, à Bruxelles et ailleurs, on affirme qu’il faut «dérisquer» nos relations avec la Chine. C’est le nouveau terme à la mode. D’accord, mais essayons avant tout de comprendre comment fonctionne le système chinois. J’ai participé encore récemment à une réunion avec des quasi officiels chinois. Quand ils disent que nous n’avons pas à juger, avec nos critères, leur manière de faire, c’est leur façon de dire, de la manière la plus polie, qu’ils nous méprisent. Car eux, Chinois, se considèrent comme infiniment supérieurs. Ce nationalisme outrancier est partagé par bon nombre de ces milliardaires.
- Comment expliquer le soutien de Pékin à Moscou?
- Le premier voyage de Xi après son arrivée au pouvoir, c’est Moscou. Dix ans plus tard, les images en témoignent de façon saisissante: Poutine apparaît sur les photos nettement plus petit que Xi Jinping. De fait, les rapports de force sont inversés. Les sanctions qui frappent l’économie russe sont efficaces. Même si elles sont contournées par beaucoup de gens, y compris, navré de le dire, par la Suisse, qui laisse les oligarques bien tranquilles à Zurich ou à Genève. N’en reste pas moins que la Chine profite des importations de pétrole et de blé russes à prix réduit.
- Vous qui avez été une figure de la télévision, comment voyez-vous la concurrence des réseaux sociaux et de l’information en ligne?
- Les médias sont devenus totalement prisonniers de la technologie, si je me réfère à la période que j’ai connue, que ce soit en télévision et en presse écrite, puisque j’ai dirigé L’Express pendant trois ans, au milieu des années 90. En fait, la cassure, s’est faite au tournant du siècle. Le temps numérique, le progrès énorme dans les outils technologiques, notamment en télé et en radio, ont produit une accélération de l’information. Ceux qui se rendent sur le terrain en Ukraine peuvent ne disposer que d’un smartphone pour filmer, monter et balancer leur reportage sur le satellite. Tout va très vite et il n’y a plus de profondeur de champ. Le temps manque aux journalistes pour analyser et comprendre. A mon avis, le danger provient du fait que ce n’est plus ce qu’on leur demande. Les images et les émotions défilent à toute allure et on passe à autre chose.
- Y aurait-il une interview de personnalité que vous auriez rêvée de faire?
- Je ne parle pas au passé. Je suis toujours journaliste. J’ai une émission de géopolitique sur France Culture. Mais pour répondre à votre question, quand je travaillais pour CBS, on préparait un documentaire sur les 80 ans de Picasso. Mes collègues m’ont appelé comme d’habitude à 4 heures du matin, mon heure, pour me dire: «Get us Picasso! (Amenez-nous Picasso!). D’accord! A l’époque, on avait des budgets illimités. Je me suis installée à Mougins pendant trois semaines à un mois. J’ai vu tout l’entourage de Picasso, mais il était bouclé par sa femme qui empêchait tout accès.
- Vous faites comment pour garder cette pêche et cette énergie?
- Je fais comme vous! Je m’intéresse au monde qui nous entoure, de plus en plus chaotique.
- Oui, mais physiquement, s’entend. Vous avez une forme olympique.
- Je fais un peu de sport. J’essaie de faire encore de la peau de phoque. J’en fais en Suisse. Mon fils m’a offert une paire de skis de randonnée pour être sûr que je ne puisse plus m’abriter derrière l’excuse que mes skis sont trop lourds.
- Il a quel âge votre fils?
- Oh! il est vieux. Il a 37 ans et c’est un très bon skieur.
- Vous a-t-il fait grand-mère?
- Non, hélas! Pas encore. Un sujet que je me garde bien d’aborder de front.
- Le monde a beaucoup changé, ces dernières années, dans les médias. La vague #MeToo a passé par là.
- Oui, enfin! Et je souligne, avec un point d’exclamation. Parce que ma génération a vécu une époque avec très peu de femmes dans le métier. Avec une misogynie d’une épaisseur dont les jeunes générations n’ont aucune idée. Après, chacune d’entre nous s’en est dépêtrée comme elle a su ou comme elle a pu. Méfions-nous, en revanche, des excès contraires. Cette manière de tout «genrer» devient paralysante. Dans notre métier, la manière de diriger une rédaction a extrêmement changé. Car il n’y a pas seulement le #MeToo. Il y a aussi cette idée que toute forme d’autorité est par définition suspecte, sinon abjecte.
- N’était-ce pas déjà le cas après 68?
- Moi, j’ai quand même fonctionné dans des médias sous les ordres de patrons. Je suis moi aussi devenue patron.
- Vous n’aimez pas dire «patronne»?
- Non. Mais je ne n’ai jamais connu de patrons follement applaudis. Même Françoise Giroud faisait régner une forme de terreur à L’Express qu’elle dirigeait avec un sourire enjôleur. Aujourd’hui, ce que je constate d’un peu plus loin, c’est que cela devient très difficile d’imposer quoi que ce soit. Il y a une forme de rejet de tout système vertical. Dans ce refus s’inscrit le #MeToo et tout ce qui est genré. Cela dit, j’ai souvent remarqué que l’autorité d’une femme est rarement mieux tolérée par les autres femmes que celle d’un homme.
La Chine a le génie du commerce et de l’invention”
- Pour évoquer une tendance également actuelle, que penser de la disqualification d’artistes, d’écrivains ou autres personnalités du passé au nom de la justice sociale et de la lutte contre le racisme?
- S’il faut remettre en cause le talent au nom de critères contemporains, on ne s’entend plus. Que ferait-on avec Michel-Ange? Chaque époque a ce genre de tendances. Mais ce qui se passe de nos jours est proprement effrayant. La réécriture de livres ou la censure sont terrifiantes. Je lis le New York Times tous les jours et j’ai souvent les cheveux qui se dressent sur la tête. J’observe un tropisme à la fois genré et racialisé.
- Vous jouez, aujourd’hui, votre propre rôle au théâtre. Comment êtes-vous venue à la scène?
- Je n’en n’avais jamais fait auparavant. Je joue dans Mère, la pièce de Wadji Mouawad, un dramaturge d’origine libanaise. Il évoque l’exil de sa famille et de lui, enfant. Si j’y figure, c’est parce qu’à l’époque, au début des années 80, la seule source d’information qui était la sienne, c’était le 20 h. Et voilà que je croise un jour Wadji Mouawad dans les couloirs de France Culture. En me voyant, il tombe en arrêt et il me dit: «Vous ne pouvez pas savoir le rôle que vous avez joué dans ma vie.» C’est parti comme ça.
- Tout à l’heure, vous avez mentionné un collègue journaliste suisse qui vous impressionne par son talent: Darius Rochebin.
- Oui, il fait un tabac sur LCI. Darius est très habile. Son interview de l’ambassadeur de Chine à Paris, par exemple. C’est un modèle du genre. N’étant pas frontal, il a réussi à faire dire à ce monsieur qu’en fait l’Ukraine n’était pas un vrai pays et les Pays Baltes non plus.
>> Le livre: L'Empereur et les milliardaires rouges, Christine Ockrent, Editions de l'Observatoire (2023)