La chambre du siècle
Je me suis frotté les yeux en entrant dans la chambre. Je lui aurais donné 20 ans de moins. J’ai encore une fois regardé sa date de naissance sur ma feuille. C’était bien écrit 1924. Comme je portais le masque et lui demandais si elle m’entendait, j’ai eu droit à un ferme: «Malgré mon grand âge, je ne suis pas sourde, je vois bien et je ne suis pas gaga.» Ah ça non, Madame, vous ne l’étiez pas! Alors, je l’avoue, je me suis fait plaisir. Je n’étais plus aumônière, juste un être humain qui avait tant de choses à apprendre de vous.
«Madame, vous avez vu un siècle passer devant vos yeux, quel changement vous a le plus marquée?» Elle a réfléchi un moment et elle m’a dit: «Les gens sont devenus plus agressifs… Ils veulent toujours plus… À quoi ça sert? Les gens travaillent toujours plus, mais il y a toujours moins de liens familiaux. C’est dommage.
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Comment on fait, Madame, pour vivre tous ces changements?”
– Et comment vous avez fait pour arriver à 100 ans? Vous avez fait du sport? Petit éclat de rire: Oh non, je n’avais pas le temps. Je devais travailler!
– Et au niveau des inventions matérielles, Madame, il y a quelque chose qui vous frappe?
– Le téléphone… Je dis pas, j’en ai un aussi, c’est pratique! Mais depuis le téléphone, on voit plus personne!
– Et comment on fait, Madame, pour vivre tous ces changements?
– On s’adapte. Il faut s’adapter. Moi j’enquiquine pas les autres. Faut pas se mêler. Ils doivent vivre leur vie.»
Bref. En quelques minutes, on a parlé de sobriété dans la consommation, de temps de travail, du paradoxe de nos sociétés high-tech qui devraient nous relier les un∙e∙s aux autres, mais qui ne favorisent pas les rencontres, de l’attitude face au temps qui passe.
Avant de quitter la chambre, j’ai remarqué, posé sur la petite table, cet auguste magazine générations… Il n’est dès lors pas impossible, Madame, que vous lisiez ces lignes. Je veux vous remercier de votre sagesse transmise et de ce moment.