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Droit & Argent

L’argent liquide, espèce en voie de disparition?

Frédéric Rein, Journaliste - dim. 01/10/2023 - 13:52
Certains établissements commencent à refuser les paiements en cash. Est-ce le début de la fin des pièces et des billets de banque? Doit-on voir d’un bon œil cette (r)évolution ou s'en inquiéter? Enquête.
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La disparition du cash pourrait, selon les spécialistes, contribuer à marginaliser une partie de la population. © iStock

Bien qu’il soit détenteur d’une carte de crédit et d’une de débit, Michel, Vaudois de 75 ans, ne paie qu’avec de l’argent liquide. Par habitude et aussi par peur d’être piraté. Mais voilà. Si son geste, au moment de passer à la caisse, est encore commun, il se fait également de plus en plus rare. De nos jours, les clients dégainent en effet de moins en moins souvent des billets de banque et des pièces de leur porte-monnaie pour les paiements du quotidien. On leur préfère généralement la carte de crédit/débit ou des applications de paiement numériques, comme Twint.

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Concrètement, en Suisse, près d’un achat sur trois est effectué en espèces, comme le montre le Swiss Payment Monitor, publié en février par la ZHAW School of Management and Law et le Center for Financial Services Innovation de l’Université de Saint-Gall, puis relayé par la Banque nationale suisse (BNS). La carte de débit est utilisée dans 27% des cas, celle de crédit dans 18%, alors que les appareils mobiles, comme les téléphones portables ou les montres intelligentes, récoltent, eux aussi, 18%. 

Bref, deux tiers des transactions ne sont plus réglées en liquide et c’est avec les cartes bancaires que l’on dépense le plus d’argent. Si bien que certains établissements commencent déjà à refuser le cash. Les bars à expresso Vicafé, à Zurich et à Bâle, ont, par exemple, franchi le pas, tout comme la chaîne de restaurants de la famille Wiesner Gastronomie (FWG). Mais est-ce vraiment légal? «En Suisse, les commerces ne sont pas tenus d’accepter les paiements en espèces, répond Jean Busché, spécialiste Economie à la Fédération romande des consommateurs. En revanche, le Département des finances précise que l’acheteur potentiel doit en être informé préalablement. On peut imaginer que ce soit mentionné, d’une manière ou d’une autre, sur la porte.»

Cela nous semblait insensé de payer pour un processus que seule une petite partie de nos clients utilisent encore”

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Daniel Wiesner
Co-lead Strategy & Innovation chez FWG

Un coût mensuel de 50 000 francs

Daniel Wiesner, co-lead Strategy & Innovation chez FWG, confirme que c’est bel et bien affiché sur la devanture des take-away du groupe, qui ont été les premiers à entrer dans une phase test, au début de 2023. Un virage que prendront également les autres établissements de la chaîne en automne. «Nous n’avons reçu que quelques réactions négatives isolées, note-t-il. Si faibles que la décision de passer partout au sans numéraire s’est imposée.» Pourquoi ce choix, qui fait de cette enseigne un précurseur en Suisse? «La demande de paiement en espèces dans nos restaurants, principalement situés en milieu urbain, n’était plus que d’environ 5% en moyenne, argumente Daniel Wiesner. Dans le secteur très concurrentiel de la restauration, cela nous semblait insensé de payer pour un processus que seule une petite partie de nos clients utilisent encore. Il faut savoir que la manipulation de l’argent liquide est onéreuse, car il y a de nombreux coûts cachés. Il convient, par exemple, de préparer quotidiennement la caisse, afin d’avoir l’argent liquide nécessaire, de procéder au comptage à la fin du service, de déposer l’argent à la banque ou encore de tenir une comptabilité. Pour l’ensemble de l’entreprise, cela représentait un montant mensuel avoisinant 50'000 francs! Les commissions que l’on doit payer quand nos clients utilisent une carte bancaire ou Twint sont sans commune mesure avec le coût de traitement des espèces.» 

Des propos que La Poste confirme sur son site internet, par le biais d’un message destiné à sa clientèle commerciale: «Le paiement sans espèces au point de vente, au moyen d’un terminal de paiement, fait baisser les coûts totaux, car les dépenses liées à la manipulation des espèces et aux stocks de celles-ci disparaissent.»

Des achats plus simples et efficaces

D’autres indices parlent déjà en faveur de la raréfaction du cash dans notre quotidien, comme la disparition progressive des bancomats (lire ci-dessous) ou encore la possibilité de payer avec Twint aux horodateurs ou dans les petits marchés à la ferme.

Cette tendance se fait-elle aussi sentir dans le secteur de la grande distribution? «Pendant la pandémie, nous avons constaté une augmentation sensible de l’utilisation des moyens de paiement sans numéraire dans toute la Suisse, répond Kevin Blättler, porte-parole chez Coop. Actuellement, plus de la moitié de nos clients règlent leurs dépenses sans argent liquide, c’est-à-dire par carte de crédit ou débit ainsi que par l’entremise d’un téléphone portable.» 

Coop considère l’évolution vers le paiement sans liquide comme une «opportunité de rendre les achats plus simples, plus efficaces et plus adaptés aux besoins des clients». Des arguments auxquels on pourrait également ajouter l’aspect hygiénique, puisque l’absence d’échange de billets et de pièces freine partiellement la transmission des microbes. «Toujours est-il qu’il est important, pour nous, de permettre aux clients de payer en espèces à l’avenir, car cela correspond toujours à un besoin, poursuit le communicant. Nous avons, par exemple, décidé de continuer à équiper nos dernières caisses self-check out d’une possibilité de paiement en cash.»

L’avantage d’être familiers

La disparition de la dimension physique de l’argent est donc loin d’être achevée, même si la pandémie a fait progresser les modes de paiement sans contact. On peut même dire que la résistance commence à s’organiser, comme en Autriche, où l’on veut faire du paiement en cash un droit fondamental. Et c’est une bonne chose, à en croire le sociologue Olivier Glassey, maître d’enseignement et de recherche au Laboratoire d’études des sciences et des techniques (STS-Lab) de l’Université de Lausanne: «L’argent sous sa forme matérielle possède différentes fonctions en plus de sa valeur d’échange. L’utilisation des billets, des pièces, mais aussi l’usage du porte-monnaie, de la tirelire ou du guichet pour effectuer les paiements mensuels ont accompagné pendant des décennies l’existence de nombreuses personnes. Ces moyens comportent, à l’évidence, des limites, mais possèdent aussi un énorme avantage: ils sont familiers. C’est pour cette raison que leurs évolutions et leur dématérialisation soulèvent toujours des questions fondamentales. Comment, si l’on ne les connaît pas, peut-on faire confiance à des services numériques et sans contact? De quelle manière contrôlons-nous nos dépenses quotidiennes? Quels sont les risques de vols ou de pertes?»

Vers une marginalisation?

Pour Jean Busché, le vol… de données est précisément le risque majeur lié à la dématérialisation de l’argent. « Les applications de paiement, à l’instar de Twint ou Google Pay, génèrent des données qui peuvent être exploitées par des tiers et permettre une forme de surveillance, déplore-t-il. Est-il nécessaire que Google connaisse mes habitudes d’achat? L’absence de cash est présentée comme plus pratique, mais les solutions qui permettent de le remplacer ne sont pas forcément à l’avantage des consommateurs. En cas de fuite de données, c’est autant d’élément personnels qui risquent de se retrouver dans la nature. Il y a, en outre, le danger d’augmenter la fracture numérique. En plus, en cas de panne du système ou de batteries de téléphone déchargées, on se retrouve en rade.» 

Olivier Glassey abonde: «Dans la perspective d’une transition vers une société sans espèces, les personnes qui n’ont pas accès à des services bancaires numériques ou qui ne sont pas à l’aise avec la technologie pourraient être désavantagées. Quand l’ensemble des services est envisagé avec une obligation d’usage de ces moyens techniques, sans alternative ou accompagnement, cela conduit potentiellement à marginaliser des individus qui ne l’étaient pas.»

Est-il nécessaire que Google connaisse mes habitudes d’achat?”

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Jean Busché
Fédération romande des consommateurs (FRC)

Un discours que tient également Ueli Leuenberger, président de l’Association de défense et de détente de tous les retraités (AVIVO) Genève. « Je plaide en faveur du maintien de la possibilité de payer en cash pour toutes les dépenses de la vie quotidienne, développe-t-il. Un nombre significatif de personnes, et pas que des retraités, ont des difficultés ou sont incapables d’utiliser la monnaie électronique. Pour certains seniors, il existe aussi la crainte de se tromper et de faire des erreurs dans l’opération par carte ou d’être abusé par des escrocs. Des formations, comme nous le proposons, doivent d’abord être soutenues par les collectivités publiques, afin de limiter le risque de créer une nouvelle dépendance et une limitation de l’autonomie. » Bernard Borel, président d’AVIVO Chablais, parle même de « discrimination à l’égard des personnes âgées. En plus, cela amoindrit le contrôle que l’on peut avoir sur notre « revenu disponible » et peut largement amener à un endettement. Cela favorise en outre la consommation irréfléchie à un moment où chacun devrait réfléchir à consommer moins et mieux... » L’argent liquide risque donc de ne pas être le seul à payer cash ce nouveau paradigme.

La disparition des bancomats

Leur nombre fond comme neige au soleil. Pour la première fois, en juin 2020, la quantité de distributeurs de billets est passée sous la barre des 7000, d’après la Banque nationale suisse (BNS). La crise sanitaire a fortement impacté leur utilisation, qui a baissé jusqu’à 50 % suivant les endroits. Bien que la tendance se soit stabilisée en 2021, le recours aux bancomats (dont l’installation et l’entretien sont onéreux) n’a pas retrouvé son niveau d’avant covid. « Entre 2015 et 2022, UBS a constaté que le nombre d’opérations aux bancomats a chuté de 40 %, confirme Anne-Caroline Dunphy, porte-parole de la banque aux trois clés, qui dénombre un peu plus de 200 distributeurs UBS en Suisse romande. En conséquence, l’offre tend logiquement à s’adapter à la demande. » Si bien que certains connaisseurs prévoient même qu’un distributeur sur deux aura disparu d’ici à cinq ans, en dépit de leur rôle dans le désengorgement des guichets. Le futur nous dira si les bancomats ont un avenir.

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