Manchette, l'homme qui écrivait contre

La littérature policière représente aujourd’hui un marché considérable: un roman sur quatre vendus est un polar. Qu’en penserait Jean-Patrick Manchette, figure emblématique de la littérature noire française? Trente ans après la mort en 1995, à seulement 52 ans, de l’écrivain, critique littéraire et de cinéma, scénariste et dialoguiste de cinéma, et traducteur, une étude fouillée et passionnée donne la pleine mesure de ce romancier qui imaginait au moins «45 lieux communs inusables sur le roman noir». À commencer par celui-ci qui exprime le mépris avec lequel la critique a longtemps (toujours) considéré ce genre littéraire: «Ce n’est pas seulement un auteur de romans policiers. C’est aussi un véritable écrivain.»
Dans son essai, Jean-Patrick Manchette: Écrire contre, Nicolas Le Flahec décortique la pensée et l’écriture de Manchette, interrogeant sa conception du roman policier et l'impact de son écriture radicale sur la littérature contemporaine. C’est avec La Position du Tireur Couché (Gallimard, Série Noire, 1981) que l’auteur de ce qui était, à l’origine, une thèse universitaire, a découvert Manchette: «Les premiers mots de ce roman m’ont saisi, les derniers ont fait naître un frisson qui dure encore.»
Récupération
Dense, si l’on prend notamment en compte ses écrits alimentaires, son journal, ses critiques, ses chroniques et autres traductions et travaux de commande, l’œuvre de Manchette tient avant tout à ses onze romans qui ont bousculé le polar français, source d’inspiration pour des auteurs francophones, à commencer par Jean Echenoz, et, de par le monde: David Peace et James Sallis, entre autres. En 1972, Manchette est associé aux «jeunes loups, agressifs, méchants, farceurs», censés incarner le renouveau de la Série noire, l’emblématique collection de romans policiers de l'après-guerre. Durs, violents, jouissifs, aisés à lire à un premier niveau, convaincants pour les amateurs et amatrices de suspense et d’actions, mais également bourrés de référence à l’âge d’or du roman noir, parsemés de citations cachées, marqués par une féroce critique des pouvoirs établis, Manchette devient rapidement une figure médiatique du roman noir. Les étiquettes ne tardent pas à apparaître: «Manchette, père du néopolar», «le pape du népolar». L’auteur, pas dupe, tente de se débarrasser de cette consécration. Il déplore que son genre (le roman noir) ait pu être saisi par le marché, «donc par le commentaire.»
Récupéré de toutes parts, l’écrivain de polars n’a de cesse de mettre à bas des catégories qui l’enferment. Nicolas Le Flahec le dit bien: «Aussi, Manchette se méfie-t-il tout autant des démonstrations militantes que des formalismes creux.» Comme l’a bien précisé le spécialiste de son œuvre dans une interview à Libération, Manchette «n’écrit pas des textes idéologiques, il écrit sur l’idéologie, ses dangers.»
Relief
Les passages sur le style ont enfin le mérite de donner du relief à ce behaviorisme qui ne suffit pas à caractériser les ouvrages de Manchette. Son inscription dans la tradition des romans noirs de Hammett ou de Chandler est certes avérée: avec cette forme que lui-même a décrite comme «épurée systématiquement de toute fioriture, de toute figure, de tout flottement poétique du sens, jusqu’à devenir le contraire d’un objet d’art, un os humain.» Ce qui ne l’empêche pas de jouer avec cette marque de fabrique, quitte à la miner avec des envolées parfois lyriques et des échappées plus poétiques qu’il n’y paraît.
À la lecture de cet essai, on comprend mieux à quel point Manchette demeure un contemporain, plus vivant que jamais à travers ses romans, vibrants, qui n’ont pas pris une ride. Pensons au héros de son livre Le Petit Bleu de la Côte ouest (Gallimard, Série Noire, 1976), qui fuit des tueurs, mais aussi une existence sans relief et toute une société mortifère.
Jean-Patrick Manchette: Ecrire contre, de Nicolas Le Flahec, éditions Gallimard.