Sagesse : ces vieux philosophes qui cartonnent

Le presque centenaire philosophe français et l’égérie de la contestation étasunienne ne sont pas les seuls à toucher un lectorat pour lequel la Seconde Guerre mondiale et les Trente Glorieuses relèvent d’une histoire lointaine. Sur une liste établie avec l’aimable collaboration du département Sciences humaines et sociales de Payot Libraire à Lausanne (lire encadré), nous avons retenu quinze auteurs et autrices de 70 ans et plus, et dont la voix porte aujourd’hui, toutes générations confondues. En tête de peloton des meilleures ventes (chiffres non communiqués), on trouve Boris Cyrulnik, Hubert Reeves, Pierre Rabhi, Edgar Morin et Xuan-Thuan Trinh, autant de best-sellers dont l’aura ne faiblit pas. Certes, comme le précise la direction de Payot, toutes et tous ne sont pas comparables sur le strict plan du succès : l’historienne et psychanalyste Elisabeth Roudinesco et Peter Singer, le philosophe utilitariste australien, font de « petits scores » à côté d’auteurs comme Hubert Reeves et Boris Cyrulnik qui « cartonnent à chaque nouveauté ».

Le cas du linguiste Noam Chomsky, libertaire et anarchiste, né aux Etats-Unis en 1928, est sur ce point emblématique. L’un de ses éditeurs en français, basé à Montréal, en témoigne : « Les livres de Noam Chomsky publiés chez Lux Editeur ne se vendent en moyenne qu’à 3000 exemplaires, affirme Alexandre Sánchez. Mais c’est une moyenne et cela ne concerne que les livres que nous avons publiés. Si je me fie aux réactions qu’ont suscité nos plus récentes publications, je dirais que la majorité de ses lecteurs est formée de gens qui le suivent depuis longtemps. Cela dit, lorsque nous avons réédité son classique, Comprendre le pouvoir, dix ans après la première édition en français, les ventes nous ont démontré que Chomsky intéressait aussi de nouveaux lecteurs. »

Sans chercher non plus à réduire l’influence des écrivains seniors à leurs cheveux blancs, n’y aurait-il toutefois pas un facteur âge qui leur donnerait plus de légitimité auprès d’un large public ? « Plus la vie d’une personne est longue et plus elle est riche, avec une accumulation d’expériences nourrissant la réflexion, explique Daniela Jopp, professeure associée au Centre de recherche en psychologie de la santé, du vieillissement et du sport de l’Université de Lausanne (UNIL). Leur point de vue et leurs histoires n’en sont que plus intéressants pour les nouvelles générations. » Est-ce à dire que l’on accorde plus de crédit aux penseurs les plus âgés ? « Disons qu’il y a un intérêt certain pour le regard porté par les plus anciens sur leur vie passée. » Dans la plupart des civilisations, cette notion d’expérience est associée à une qualité : la sagesse. Comme le précise Daniela Jopp, des études dans le domaine de la psychologie révèlent notamment ceci : « Si l’on demande à quelqu’un de nommer une connaissance sage, il citera une personne âgée.»

Difficile toutefois de définir objectivement cette sagesse. « Il n’y a pas d’association entre l’âge chronologique et la sagesse », relève une autre étude citée par la professeure de l’UNIL qui résume ainsi à ses étudiantes et à ses étudiants les résultats empiriques sur la sagesse : « Les personnes âgées ne sont pas nécessairement plus sages que les jeunes. »
Autre phénomène identifié, plus on devient vieux et plus on a l’impression d’être écouté. Cela expliquerait aussi pourquoi, à 80 ans et plus, comme Pierre Rabhi ou Edgar Morin, certains penseurs n’hésitent pas à publier autant. Avec aussi ce constat établi par Daniela Jopp avec un clin d’œil : « L’écriture est une pratique qui se perfectionne avec les années. »