publicité
Culture

Agnès Jaoui: «J’aime ces moments où les certitudes vacillent»

Véronique Châtel, Journaliste - sam. 01/04/2023 - 00:00
Elle a tous les talents, Agnès Jaoui. Elle en donnera une nouvelle preuve le 12 mai au Théâtre du Jorat à Mézières (VD) où l’actrice, scénariste, réalisatrice et chanteuse à multiples facettes présentera son spectacle musical Dans mon salon. 
Agnès Jaoui: «J’aime ces moments où les certitudes vacillent»
Agnès Jaoui, actrice, réalisatrice et chanteuse... artiste complète.  © Getty Images

C’est le hasard du calendrier si nous nous rencontrons le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes. Agnès Jaoui n’a pas la fibre solennelle. Son petit geste de la main et son sourire pour me signaler que c’est bien elle qui est déjà installée dans ce café de l’Île Saint-Louis, où elle est venue en voisine, pourraient être ceux d’une bonne copine. Pourtant, cette journée va bien à la scénariste, réalisatrice, actrice et chanteuse française la plus récompensée pour ses talents (six Césars, un Molière, une Victoire de la Musique, un Prix du Scénario à Cannes…). Elle a écrit pour le cinéma des scénarios où les femmes apparaissent parfois coincées dans les stéréotypes genrés (que l’on se souvienne de Yoyo dans Un air de famille, qui reçoit, croit-elle, de son mari, tyran domestique, un collier de chien ou de Camille dans On connaît la chanson, qui rêve encore au Prince charmant et choisit le mauvais partenaire amoureux).

Elle a réalisé des films (Le goût des autres, Parlez-moi de la pluie, pour ne citer que ces deux-là) où les personnages féminins paient parfois cher de s’être affranchis des chemins tout tracés. Elle a interprété des femmes libres et désirantes, mais aussi piégées par leur âge, comme Aurore, cette quinquagénaire divorcée, licenciée, qui souffre de bouffées de chaleur et d’une mauvaise estime d’elle-même. Pas étonnant si Agnès Jaoui, spontanée et sans chichis, est populaire. En témoigne cette sexagénaire, assise à la table d’à côté, qui se précipite vers elle pour lui déclarer, la voix chargée d’émotion «qu’elle est son actrice préférée» et lui réclamer un selfie. 

publicité
Dans mon salon, le spectacle ressemble à l’ambiance du salon d’Agnès Jaoui, chaleureux, bohème et vibrant de musiques d’ailleurs.
Dans mon salon, le spectacle ressemble à l’ambiance du salon d’Agnès Jaoui, chaleureux, bohème et vibrant de musiques d’ailleurs. © Xavier Robert

Le chant et la musique sont restés mon jardin secret pendant des années”

Agnès Jaoui
actrice, scénariste et chanteuse

- Que représente pour vous la Journée du 8 mars? 
- Agnès Jaoui: Dans la mesure où il n’existe pas de Journée pour les hommes, je trouve bizarre qu’il y ait une Journée pour les femmes. Même si je reconnais que cela permet de faire un point annuel sur les inégalités entre hommes et femmes. Je préférerais qu’il n’y ait plus de Journée dédiée aux droits des femmes. Cela signifierait qu’ils auraient été acquis.  

- Avez-vous l’impression que la condition féminine a évolué depuis le début de votre carrière? 
- Elle a changé énormément. J’ai découvert le féminisme très jeune, à travers les lectures de ma mère. L’un des livres qui m’a le plus marquée a été Le carnet d’or de Doris Lessing dans lequel ma mère avait souligné des phrases entières. Dans les années 90, je me souviens m’être souvent sentie ringarde quand j’utilisais le mot «féminisme». J’avais l’impression de brandir un vieux truc des années 70, qui résonnait comme du chinois pour bon nombre de filles jeunes, persuadées de l’égalité hommes/femmes. Ma conscience féministe n’a jamais fléchi, pourtant, aujourd’hui, je ressens à nouveau un décalage entre moi et les filles jeunes. Un décalage inversé. Car je ne suis pas aussi radicale qu’elles. Je suis à la fois super contente que le féminisme ne soit plus entendu comme du chinois, mais à la fois perplexe sur l’extrémisme de certaines prises de position. En ce sens, l’histoire du féminisme est fascinante, car elle est jalonnée d’avancées, de reculs et d’oublis. A certaines périodes, on ne sait plus que les femmes ont dû lutter pour obtenir le droit de travailler, le droit de divorcer… Voilà pourquoi, il faut rester hyper vigilante sur les droits acquis. Ils ne sont pas forcément durables. Pour qu’ils le soient, il faudrait que les hommes trouvent leur compte. 

- C’est vrai que vous êtes une féministe qui ne vous situez pas dans la détestation des hommes! 
- Non seulement, je ne les déteste pas, mais je les aime. Ce que je détesterais serait un monde avec les hommes d’un côté et les femmes de l’autre. Le mélange me paraît important. Je comprends qu’en réaction aux boys bands et autres clubs réservés aux hommes qui témoignent du goût pour les mecs de rester entre eux, les femmes fassent pareil et organisent des activités entre filles. Mais cela n’est pas en copiant les hommes qu’on parviendra à plus d’égalité. Pour y arriver, il faudrait commencer par admettre que les mecs ont perdu beaucoup de privilèges, ces derniers temps. Notamment celui de disposer d’une femme de ménage à la maison! Et qu’ils n’ont pas acquis de réels nouveaux droits. Certes, ils peuvent pleurer, rester au foyer et s’occuper des enfants, mais je ne suis pas sûre que cela les fasse tant rêver. Et puis, c’est compliqué pour eux, car les femmes leur demandent toujours d’assurer socialement et de les protéger. Il faudrait que les hommes parviennent à se rendre compte qu’il y va de leur intérêt de mieux connaître les femmes et de mieux les aimer. Au passage, ils pactiseraient mieux avec leur part féminine.
 
- Les rôles masculins que vous avez écrits traduisent la complexité masculine. Je pense notamment au personnage de Gérard Lanvin dans Le goût des autres, qui joue au dur, mais s’avère un grand sentimental. Mettez-vous une intention dans la création de vos personnages?
- Une, voire plusieurs intentions! J’ai un point de vue, qui est souvent déguisé, qui n’est pas noir ou blanc, mais qui prédomine dans l’écriture des personnages. J’aime énormément ces moments dans la vie, où l’on comprend soudain quelque chose. C’est pourquoi, d’ailleurs, je chéris autant la psychanalyse ou la psychothérapie… Cela produit des remises en question. Comme d’ailleurs le fait de tomber amoureux ou d’être bouleversé par une œuvre. Quand j’écris, j’essaie de trouver les situations où les certitudes d’un personnage vacillent, où il réalise qu’il s’est trompé sur lui ou sur l’autre ou sur la société. Ensuite, il fait un parcours, qu’il soutient ou pas, mais a minima, car c’est très difficile de changer, il sent bouger ses lignes intérieures. Montrer ce qui se passe durant ces périodes de trouble est mon grand plaisir. 

- Pendant plus de vingt ans, vous avez écrit avec Jean-Pierre Bacri. Comment travaillez-vous depuis qu’il n’est plus là? L’écriture à quatre mains ne vous manque-t-elle pas? 
- Je ne sais pas encore. Pour l’instant, j’écris un roman. C’est une démarche très personnelle, cela ne me demande donc pas d’effort particulier. Mais pour le prochain scénario que je vais écrire, je n’ai pas encore trouvé la solution. (Grand silence)

- Avez-vous conscience que les personnages que vous avez créés au cinéma sont devenus des références? Et font partie des classiques? 
- Lorsqu’on écrit, on ne sait pas du tout comment le temps va agir sur un personnage. Les goûts, les sensibilités, les façons de penser évoluent. On n’est pas maître de cela. On ne peut pas deviner comment tel propos va être entendu dans dix ans, dans vingt ans. Évidemment, cela me fait plaisir quand je découvre que tel personnage a pu aider quelqu’un à mieux accepter la complexité de son être. Mon but dans la vie, à part d’être aimée et d’avoir des robes de princesse (rire), c’est d’aider les jeunes filles à voir plus clair, comme j’ai été aidée, moi-même, par d’autres femmes. Colette, Barbara, Jane Austen, pour ne citer qu’elles, m’ont donné de la force et m’ont permis de me sentir moins seule. 

- Je vous ai entendu vous exprimer sur la baisse de fréquentation des cinémas. Cela vous inquiète?  
- Beaucoup. Je trouve les gens un peu endormis par rapport aux modes de consommation de la culture. Ils ne se rendent pas compte qu’en choisissant de s’abonner à des plateformes de cinéma ou de musique, ils cautionnent la standardisation et le commercial qui rapporte. Et ils éreintent les regards d’auteurs. Et puis, quelle idée que de vouloir que tout soit gratuit?  Rien n’est gratuit. Ne pas payer la musique qu’on écoute, par exemple, fait crever les musiciens. Et alors que deviendrons-nous sans musiciens? Sans artistes? Je fais partie des vingt vieillardes qui achètent sa musique, morceau par morceau, car ainsi que je suis sûre que l’argent revient aux musiciens et ne va pas engraisser le gérant d’une start-up. Car aujourd’hui, dans le même temps que les artistes se paupérisent, d’autres personnes s’enrichissent comme jamais sur leur dos.

- Etes-vous inquiète pour l’avenir? 
- Je nourris juste la discussion! Je n’ai surtout pas envie de tenir un discours alarmiste. On reçoit assez de nouvelles horribles comme cela qui nous plongent en permanence dans l’inquiétude. On est d’ailleurs en train de tuer nos jeunes avec cette dépression ambiante. La nature humaine ne peut pas absorber autant d’informations apocalyptiques que nous en recevons. Je plaide pour que les médias diffusent une minute de bonnes nouvelles par jour. Nous avons besoin d’entendre des choses constructives. 

- La situation du cinéma d’auteur qui se dégrade bride-t-elle votre créativité ?  
- Je ne pense pas à cela quand j’écris. Je ne pourrais pas. Et puis, je fais confiance au public qui n’est jamais comme on l’imagine. Mon père était conseil en créativité marketing et je me souviens avoir travaillé avec lui sur deux ou trois campagnes pour gagner des sous. Je me rappelle, notamment, d’un moment où il préconisait la commercialisation d’un yaourt dans un gobelet bleu. Beaucoup se sont exclamés alors, que jamais les gens n’accepteraient de manger un yaourt dans un pareil emballage. Et pourtant… Donc, quand j’écris, je ne pense pas au public qui risque d’aimer ou pas, car on n’en sait rien.

- Le fait d’avoir eu une mère psychanalyste vous aide-t-il à percevoir rapidement le sous-texte? 
- A la maison, avec mes parents et mon grand frère, on parlait librement de tout, en poussant nos arguments. Cela m’a entraînée à voir les différents points de vue d’un sujet. J’ai accompagné, à plusieurs reprises, ma mère à des congrès d’analyse transactionnelle en France, en Europe, aux Etats-Unis où j’ai participé à des ateliers et à des thérapies de groupes. Je me souviens avoir été marquée par des adultes en larmes, parlant de leur moi intime, sans masque social. 

- Votre mère fait-elle partie de votre Panthéon personnel? 
- Elle occupe une place importante dans ma vie. Mais nos relations n’étaient pas simples et elle est décédée avant qu’on parvienne à les apaiser. Parmi les femmes que j’admire, il y a les intellectuelles qui font prendre conscience, je pense, là tout de suite, parce que je viens de la lire, à Mona Chollet. Je trouve ses livres pertinents. J’admire aussi les femmes et les hommes politiques qui continuent à essayer de faire changer les choses par la voie démocratique; j’admire les enseignants qui ne baissent pas les bras; j’admire les soignants, infirmiers et médecins. Bref, j’admire beaucoup de gens. 

- Tout à l’heure, vous évoquiez les jeunes que nous abreuvons de mauvaises nouvelles. Vous avez adopté deux enfants qui sont aujourd’hui adolescents. Comment leur donnez-vous envie d’aller de l’avant? 
- Il faut communiquer avec eux, le plus possible. Accepter le débat, même si on a l’impression que c’est un dialogue de sourds. Trop de jeunes sont seuls avec ce qu’ils lisent sur les réseaux sociaux et n’ont pas les moyens de prendre du recul avec ce qu’ils entendent. Nous, adultes, avons la responsabilité de les aider et de ne pas les laisser s’isoler. Ils ont morflé pendant le confinement: les tentatives de suicide chez les jeunes sont en hausse.  Donc, avec mes ados, je discute. Je leur répète que les images ne disent pas forcément la vérité, qu’on peut même leur faire dire n’importe quoi… aux images. Si j’ai accepté récemment de prendre la Présidence de la Cinémathèque de Toulouse, c’est parce que je vois la possibilité de rencontrer des jeunes de toutes sortes de milieux, y compris des milieux qui ne vont pas au cinéma et de leur donner des outils pour mieux faire la part des choses. 

- Et le chant dans tout cela? Quelle place occupe-t-il? 
- J’ai commencé à prendre des cours de chant à 16 ans, au Conservatoire de musique. Mais le chant et la musique sont restés mon jardin secret pendant des années. Jusqu’au jour où j’ai eu envie de rassembler, autour de moi dans mon salon, c’est le titre du spectacle qui tourne actuellement, des musiciens et des chanteurs. Ensemble, on aborde toutes sortes de répertoires, du classique à la musique latino-américaine en passant par la musique d’avant-garde et la chanson française. Le chant est dans ma vie quotidienne: je chante sous la douche et ailleurs aussi! Je me sers d’un ukulélé pour m’entraîner. Et je me rends toujours disponible pour partir donner un concert. Cette rencontre avec le public me plaît énormément.

En lecture
Agnès Jaoui: «J’aime ces moments où les certitudes vacillent»
publicité