Quand les bibliothèques romandes deviennent des lieux de culture... de graines

L'échange de graines permet aussi de redécouvrir des variétés non commercialisées. © iStock

Initialement dédiées aux livres, les bibliothèques romandes permettent de plus en plus souvent d’échanger librement des graines. Petit détour dans certains de ces temples romands de la… culture!

Les bibliothèques sont des lieux dédiés à la culture. Dans tous les sens du terme. Car, aujourd’hui, à proximité des rayons de livres, il n’est plus si rare de découvrir des… graines! Une rencontre des genres initiée en Amérique du Nord et qui a essaimé jusque chez nous. En 2016, la Bibliothèque de Vevey (VD) a été la première en terres romandes à créer une grainothèque en son sein, portée par un vent de changement (lire ci-dessous). «Dans la foulée, une centaine de bibliothèques francophones nous ont contactés et un bon nombre d’entre elles se sont lancées à leur tour», se rappelle Mylène Badoux, responsable médiation culturelle à la Bibliothèque municipale de Vevey. En Romandie, on en trouve désormais dans presque tous les cantons.

Geste simple

Le concept? Un système d’échange où chacun peut déposer et prendre librement et gratuitement des graines (légumes, fruits, fleurs, plantes aromatiques, etc.). Un geste simple, mais certainement pas anodin. «L’objectif est de proposer au public un projet participatif aux enjeux écologiques, de le sensibiliser à la question pointue et actuelle de l’industrie agro-alimentaire et de lui donner la possibilité d’exercer un engagement citoyen», souligne Isabelle Cardis Isely, cheffe de groupe à la Bibliothèque lausannoise de Montriond, dont la Grainothèque a vu le jour en 2018. 

Où que soit implantée la grainothèque, le discours est le même. «Je vois une réponse et une participation aux questionnements contemporains de la société (locavore, jardin participatif…)», résume Lise Ruffieux, responsable de la Bibliothèque de Bulle, dont la Grainothèque a été inaugurée en octobre dernier. Mylène Badoux abonde: «L’intérêt du public pour le développement durable est grandissant, au cœur des préoccupations.»

Si, à une époque, on s’échangeait des semences très variées entre particuliers, les grainothèques ont aujourd’hui bien souvent pris le relais. Et c’est important. Car l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que 75% de la diversité des cultures a disparu entre 1900 et 2000, victime du remplacement des variétés traditionnelles par un nombre restreint d’espèces commerciales uniformes. Avec les grainothèques, on s’affranchit donc des semences standardisées qui nécessitent engrais et pesticides et ne sont pas reproductibles, on goûte à des variétés non commercialisées, on développe la biodiversité en milieu urbain, ce qui permet de transmettre les savoir-faire et de préserver les variétés particulièrement bien adaptées à notre climat.

Monopole

 C’est que: «L’échange, qui a pourtant bâti la diversité des semences depuis des millénaires, est interdit dans le monde paysan et nombreux sont les projets de lois qui menacent notre biodiversité cultivée, détaille Mylène Badoux. La majorité de nos légumes et de nos fleurs, y compris bio, sont la plupart du temps des hybrides F1 (la première génération d’un croisement entre deux variétés distinctes, ndlr), dont les graines donnent des plantes qui dégénèrent. Ces hybrides sont souvent plus résistants, mieux calibrés et donc idéaux pour une agriculture industrialisée et standardisée, mais, en raison d’une perte de rendement trop importante, un agriculteur se trouve dans l’impossibilité de récolter les graines issues d’hybrides F1 et doit donc racheter des semences chaque année.» 

Un geste citoyen teinté de militantisme

C’est précisément en conservant, en récoltant et en partageant ses propres graines que les jardiniers amateurs ont un rôle à jouer. «Ils évitent que des semences qui donneront des légumes mieux adaptés au sol et au climat ne tombent dans l’oubli et disparaissent, se réjouit Mylène Badoux. Bref, contribuer à l’essor d’une grainothèque représente un geste citoyen, teinté de militantisme. Et nombreux sont ceux à adhérer. «Nous avons été agréablement surpris de l’engouement qu’a suscité notre projet», avoue Stéphanie Klaus, membre du collectif citoyen «Graines d’avenir», à l’origine de la Grainothèque de Bulle. Des grainothèques qui, pour la plupart, proposent d’ailleurs de la documentation, des manifestations et des ateliers aux utilisateurs. 

Au fait, quel est le profil des utilisateurs? Les familles semblent aussi concernées que les retraités. Les statistiques se font toutefois rares, exception faite à la Bibliothèque de Montriond. «Avant la pandémie, nous avons enregistré 220 inscrits, dont 150 abonnés aux Bibliothèques de la Ville de Lausanne, note Isabelle Cardis Isely. Quant à la répartition par âge, c’est assez équilibré entre les trentenaires et les plus de 60 ans (près de 20%), avec une pointe chez les 40 à 50 ans (28%), les 20-29 ans étant en revanche minoritaires (8,7%). »

Gestion chronophage

Quid de la mise en place et de la gestion de ces grainothèques, qui ont l’avantage de prendre peu de place et de nécessiter peu de moyens financiers? Chaque établissement a sa manière de faire. A Vevey, c’est l’équipe de médiation culturelle de la Bibliothèque qui se charge de vérifier le contenu et de proposer des activités en lien. A Bulle, tout repose sur le collectif citoyen «Graines d’avenir», qui a proposé un concept clé en main, alors que, à Lausanne, on compte en partie sur des bénévoles, en lien (ou pas) avec les Jardins familiaux voisins. «Le challenge d’une grainothèque est de l’inscrire dans la durée, car cela exige du temps (gérer le stock de graines, les classer, etc.), explique Mylène Badoux, qui précise que seulement un tiers des personnes utilisant ce service ramènent des graines à leur tour. Mais c’est le prix à payer pour obtenir un terreau favorable aux grainothèques et à la biodiversité qu’elles proposent.»

Frédéric Rein

Les bibliothèques jouent la carte de la diversité

Avec l’apparition des livres électroniques et l’accès facilité à l’information, beaucoup prédisaient la disparition des bibliothèques. S’il n’en a rien été, elles ont quand même dû se réinventer pour fidéliser et conquérir de nouveaux publics. «Il a fallu proposer une autre vision, atteste Yan Buchs, directeur de la Bibliothèque municipale de Vevey. Chez nous, comme dans d’autres établissements, elle est bruyante et table sur l’échange, comme une place du village où les usagers se sentent à la maison. On mise sur les liens social et physique, d’autant plus importants après le blackout dû au covid.» Isabelle Cardis Isely, cheffe de groupe à la Bibliothèque lausannoise de Montriond, confirme: «A côté des «classiques» (contes, clubs lecture, ateliers d’écriture, etc.), les bibliothèques offrent maintenant des «cafés causette» permettant d’apprendre le français, des ateliers brico-tricot (NDLR à Montriond, on trouve une «Lainothèque») et, bientôt chez nous, des repairs-cafés. Ce sont des activités qui ont leur place dans la société et répondent aux préoccupations actuelles de la population, qui est appelée à faire entendre de plus en plus ses attentes en bibliothèque.»

Comme le dit Lise Ruffieux, responsable à Bulle: «Les bibliothèques sont en constante évolution, d’où notre collaboration régulière avec de nouveaux partenaires locaux (service de la jeunesse, service de l’intégration, ludothèque, usagers intéressés à partager une passion, etc.). » Dans ces temples de la culture, les livres ne sont résolument plus les seules vedettes. 

Témoignages

«Je me réjouis de fréquenter la nouvelle grainothèque» (André Labhart, 70 ans, Le Pâquier (FR)

Etant donné que la Grainothèque de Bulle vient d’ouvrir ses portes, André Labhart n’a pas vraiment encore eu l’occasion de l’utiliser. En revanche, comme sa femme fait partie du comité qui a lancé ce projet, cette dernière a déjà déposé quelques graines prises à son mari. «Mais je me réjouis de m’y rendre au printemps, période qui marque le début de la saison pour les jardiniers, afin de découvrir des nouveautés, avoue-t-il. Le printemps dernier, j’ai participé à un marché gratuit de plantons organisé par les mêmes personnes et avec le même esprit et j’ai trouvé des plants de basilic citronné vraiment goûteux et des plants d’«aubergine de montagne», dont les fleurs ont été très nombreuses, mais, bizarrement, le légume absent. J’attends avec impatience de poursuivre l’expérience via la Grainothèque de Bulle, sorte de petite armoire à casiers posée sur une table à l’entrée de l’espace «adulte» de la bibliothèque et dont le fonctionnement est très simple.» De quoi entretenir sa passion pour le jardinage, «activité régénérante» qu’il pratique depuis presque cinquante ans et qu’il aborde comme «une forme de méditation qui le relie à la nature, à la vie».

«Cela permet de découvrir de nouvelles espèces» (Alexandra Gerber, 60 ans, Lausanne)  

Sa passion pour le jardinage, la Lausannoise Alexandra Gerber la cultive d’une part dans son petit jardin familial situé à proximité de la Bibliothèque de Montriond, d’autre part au sein de cet établissement, où elle a une double casquette: utilisatrice et bénévole à la Grainothèque. «C’est un projet convivial, de proximité, qui a pour but d’encourager les personnes à planter des graines, sur leur balcon ou dans leur jardin, détaille celle qui fait partie de la dizaine de bénévoles qui mettent les graines en sachets et assurent des permanences pour répondre aux questions du grand public. C’est un geste destiné à avoir plus de nature en ville, à prendre conscience des saisons et des légumes locaux. En tant qu’utilisatrice, la Grainothèque me permet surtout de planter des espèces que je ne connaissais pas, comme l’arroche, un vieux légume qui s’apparente aux épinards. J’apprécie aussi les fleurs, sauvages ou horticoles.» 

 

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