Liliane Rovère: «Maintenant, je dis ce que je pense»

Liliane Rovère aime qu’on lui propose des rôles de femmes décalées et originales comme celui de Mamie Hazan dans la série Family Business. © Alamy
La comédienne Liliane Rovère, la fameuse Arlette dans la série Dix pour Cent, fêtera ses 90 ans en janvier. Ce qui ne l’empêche pas de rester une citoyenne engagée. Portrait d’une femme de conviction.
Regard de braise, présence magnétique… impossible de ne pas remarquer Liliane Rovère dans le petit café bondé du IXe arrondissement de Paris, où elle donne ses rendez-vous et où elle déclare se sentir «comme chez elle». D’ailleurs, ses habitudes sont connues: on sait qu’elle boit le café très-très allongé d’eau chaude, avec beaucoup de sucre.
Reconnue par le grand public depuis qu’elle a interprété l’agent de stars Arlette durant quatre saisons entre 2015 et 2020 dans la série Dix pour Cent, elle est sollicitée comme jamais pour des projets pour la télévision ou le cinéma, 2023 s’annonce laborieux. Et aussi pour donner son avis. A bientôt 90 ans (le 30 janvier prochain), la comédienne n’a pas hésité à se joindre aux signataires de l’appel à la marche contre la vie chère organisée à Paris, le 16 octobre dernier à l’initiative des partis et organisations de gauche. «J’ai dit oui, parce que je n’aime pas les accapareurs. Que 82% des richesses mondiales soient captées par 1% des plus riches me sidère. Si je suis courageuse de prendre des positions — contre l’homophobie, pour le mouvement des gilets jaunes, etc. — ce qui ne m’attire pas que des amis? Je profite de ma situation de femme artiste et âgée pour dire ce que je pense et ne pas cacher que je suis du côté des gueux.»
Ne jamais être servie par des robots
En ce milieu d’après-midi, elle regrette d’avoir mal dormi et regardé un documentaire sur le cosmos jusque tard dans la nuit… et donc d’avoir besoin d’un deuxième café très-très allongé pour éclaircir ses idées. Si elle n’en parlait pas, cela ne se remarquerait pas… Liliane Rovère est diserte. Elle raconte que sa conscience politique s’est aiguisée avec les années, regrette que, bien que féministe, elle ne se sente pas toujours en phase avec les néo-féministes. «Je n’aime pas le parfum de l’inquisition.» Et elle pèse ses mots. «Cela n’est jamais facile de se raconter sans paraître vaniteuse.» Ses yeux noirs cillent peu et scrutent leur interlocutrice. «Je me rebiffe quand on me pose des questions stupides, mais là, ça va. On va prendre le temps», annonce-t-elle, le sourire rouge, en coin.
Sa vie, elle l’a retracée dans un récent livre autobiographique* à la demande de sa fille, Tina, adoptée à l’âge de 6 mois. Cette dernière regrettait que sa mère reproduise le silence de ses parents, des Juifs polonais ayant fui l’antisémitisme au début des années 30 et s’étant réfugiés à Paris, sur leurs racines. Alors, Liliane a sorti sa plume. Elle est née en 1933, le jour où Hitler est devenu chancelier. Avoir grandi cachée dans des institutions catholiques pendant l’Occupation ne lui rend pas l’époque actuelle plus sympathique. «L’importance du virtuel m’effraie. Je n’ai pas envie d’être servie par des robots. Je ne suis pas contre la science, mais certains progrès technologiques me font peur pour l’avenir de l’humanité. Et si, demain, on pouvait cloner une armée de SS?» Et puis, elle peste contre le tout numérique qui l’oblige, aujourd’hui, à devoir demander de l’aide pour accomplir des démarches administratives toutes simples, alors qu’elle s’était toujours bien gardée d’être dépendante de qui que ce soit.
Liliane Rovère a été jeune fille à l’époque où fleurissaient les clubs de jazz dans les caves de Saint-Germain des Prés à Paris. Comme elle aimait la musique, elle avait fait du piano, petite, elle s’est mise à les fréquenter et s’est prise de passion pour le jazz. Au point que, en 1954, «sur un coup de tête, comme je fais toujours, je réfléchis après», la voilà qui s’envole pour la patrie du jazz, les Etats-Unis. «Je suis arrivée à New York, un matin à l’aube et, le soir même, j’étais au Birdland, la boîte de jazz créée par Charlie Parker.» A Paris, elle avait rencontré le trompettiste Boris Vian, à New York elle croise le trompettiste Chet Baker. Si le premier lui a laissé le souvenir d’un homme gentil, délicat et élégant, le second occupe dans sa mémoire une place plus sombre: il l’a l’entraînée durant deux ans dans une passion amoureuse nourrie aux addictions. «C’est ma mère qui m’a aidée à sortir de là. Un jour rien qu'en me voyant, car elle était pudique et je me confiais peu à elle, elle m’a dit: «Je te paie des cours avant qu’il ne soit trop tard.» Je ne savais pas des cours de quoi, cela a été de théâtre. Et c’est ainsi que je suis devenue comédienne.»
Un peu de théâtre d’abord, puis du cinéma grâce à Bernard Blier qui la remarque et beaucoup de téléfilms et séries, souvent dans des rôles secondaires. Liliane Rovère a toujours enchaîné les contrats. Mais il lui a fallu attendre sa prestation dans Dix pour Cent, pour que les gens l’arrêtent dans la rue. Ou lui envoient des déclarations d’admiration comme ce jeune homme qui s’approche et lui lance: «Vous êtes formidable.» «Je suis reconnaissante de ce qui m’arrive, mais je fais attention à ne pas tomber dans le piège dans ma propre importance. Je n’oublie pas que pour avoir ce rôle, j’ai dû passer un bout d’essai et prouver ce dont j’étais capable, car les vieilles actrices ne trouvent pas facilement d’emploi. La vieillesse inspire peu les scénaristes, même dans les seconds rôles, c’est dommage.»
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L’âge n’est pas un sujet
D’une main leste, elle repousse deux mèches de ses cheveux noirs bouclés qui sont venus taquiner ses yeux fardés de noir. «Ma fille, qui est maquilleuse pour le cinéma, me reproche d’en mettre trop, que je ne suis pas au théâtre, mais je n’arrive pas à sortir sans maquillage, cela fait partie de mon identité», admet-elle tout en regrettant que son corps qui vieillit la freine, notamment pour aller à des concerts de jazz, qu’elle écoute en boucle sur YouTube. «L’avancée en âge ne me concerne que physiquement, j’ai mal quand je marche, je ne peux pas courir, mais, pour le reste, l’âge n’est pas un sujet.» Et de se réjouir que son esprit ne soit jamais rassasié, ce qui la garde ouverte aux rencontres, «je n’ai jamais fonctionné sans copains», curieuse de tout, «j’ai découvert Spinoza, depuis peu et il me passionne», et confiante dans la jeunesse «j’ai bon espoir qu’elle puisse sauver la planète.»
Véronique Châtel
>> A voir ou revoir:
- Dix pour Cent, série créée par Fanny Herrero, actuellement en diffusion sur Netflix
- Family Business, série créée par Igor Gotesman, en diffusion sur Netflix
- Maison de retraite, long métrage de Thomas Gilou, co-produit par Stanislas Wawrinka, 2022
>> A lire:
- * La folle vie de Lili, biographie de Liliane Rovert, Robert Laffont, 2019