Deuil: Quand internet bouleverse notre expérience de la mort

© Denis Kormann
Face à la tragédie engendrée par la disparition d’un proche, les familles doivent maintenant composer avec le numérique. Comment se prémunir contre les réseaux sociaux où certains annoncent notamment un décès avant les parents ?
Dans notre société hyperconnectée, c’est désormais la guerre. Celle de l’attention : « Chacun se sent habilité à communiquer sur tout et n’importe quoi, dans une sorte de course sans limites pour être le premier à poster, à susciter l’attention. » Solange Ghernaouti est directrice de recherche en cybersécurité à l’Université de Lausanne. Et elle a raison. Reste que cette course à l’attention peut faire des dégâts, surtout dans le domaine très émotionnel du deuil. Sylvie, une mère de famille, l’a vécu à ses dépens. Une de ses connaissance a posté sur le réseau social Facebook l’annonce du décès de son mari, avant qu’elle n’ait eu le temps de le faire, et sans son consentement (lire encadré) ! |
Mais le numérique a fait voler en éclats cette mécanique finement rodée. Question de génération (on lit de moins en moins les avis mortuaires dans la presse), d’éclatement géographique des familles, mais aussi d’évolution des pratiques funéraires. C’est désormais toujours plus sur les sites d’hommages on line, les réseaux sociaux et les messageries que l’on échange autour de la disparition d’un proche. Principalement sur Facebook, Instagram, Twitter, LinkedIn, mais aussi WhatsApp et Messenger.
Pour le Genevois Stéphane Koch, spécialiste des questions numériques, « les gens déposent des mots comme on dépose des fleurs sur la tombe». Cela, alors qu’on incinère désormais 90 % des défunts, les «vraies» tombes, elles, se font toujours plus rares, souligne Edmond Pittet, directeur des Pompes Funèbres à Lausanne. Et, «faute de tombe réelle, on se recueille sur la tombe virtuelle d’un proche, où l’on dialogue avec l’image et les souvenirs. C’est une manière de créer son rapport au défunt », explique la sociologue du numérique Hélène Bourdeloie, maître de conférence à l’Université Paris 13.

On se zombifie
En parallèle, Facebook, avec ses 2,41 milliards d’utilisateurs, devient un gigantesque cimetière digital. C’est le plus utilisé pour communiquer un décès, selon Stéphane Koch, et il comptera dans 50 ans plus d’utilisateurs morts que vivants, selon une étude de l’Oxford Internet Institute, s’il continue à croître comme aujourd’hui. « On se zombifie, résume le spécialiste. Vous décédez, mais votre empreinte numérique, elle, continue d’exister. »
Ainsi, le numérique bouscule notre expérience du deuil, parce qu’il perturbe cette séparation entre les morts et les vivants : « Une mère dont le profil de sa fille était resté actif sur Facebook n’arrivait pas à faire son deuil, raconte Stéphane Koch. Elle a dû s’approcher du réseau social pour supprimer le compte. » En postant, autrement dit en mettant un commentaire sur le compte d’une personne disparue, explique Hélène Bourdeloie, les internautes font agir l’identité du défunt qui, du coup, continue de vivre, numériquement et socialement. Pas toujours évident pour les proches. Et qui n’a pas déjà reçu une notification pour l’anniversaire d’un ami, alors que celui-ci est décédé, mais que Facebook n’en a pas été informé ? La mort fait irruption dans notre quotidien, sans qu’on y soit forcément préparé.
Avec le numérique, constate Solange Ghernaouti, « certains ne respectent plus les règles y compris de bienséance en matière de comportement et d’information liés à un décès ». Quitte à perdre le contrôle de l’annonce du décès comme l’ont vécu Sylvie et sa fille : « Elles se sont fait usurper leur deuil parce qu’il y a une sorte de diktat des réseaux sociaux qui fonctionnent sur une logique d’exposition », estime la sociologue Hélène Bourdeloie, pour qui ce cas est « malheureusement fréquent». Il témoigne, selon elle, de l’accroissement du narcissisme contemporain et du renforcement du culte de l’exposition de soi …
Facebook dicte le tempo
En matière de communication liée au deuil, le numériques casse donc les codes. « C’est presque le public qui annonce le décès, et la famille subit la loi du public », observe Edmond Pittet, qui rappelle que, avant, on attendait que la nouvelle soit donnée par la famille pour se manifester et que la notion du temps était très importante pour intégrer la réalité de la mort. Or, aujourd’hui, analyse Hélène Bourdeloie, « c’est comme si c’était Facebook qui dictait ses temporalités et non plus les endeuillés ».
Faut-il s’offusquer d’un tel comportement ? « La personne qui s’exprime sur les réseaux sociaux à la place de la mère sort complètement du rôle qui est le sien, réagit Edmond Pittet. Nous n’avons pas à devancer la famille ! » Pour Stéphane Koch : « Cela dépend du contexte. Si la personne qui a posté l’annonce du décès a obtenu l’information de manière privilégiée, ça ne joue pas. Cela dit, si son geste peut être qualifié d’égoïste, l’intention était quand même de commémorer le défunt. » Pour Hélène Bourdeloie, cela choque parce que la mort relève du sacré : « Or, sur Facebook, le sacré et le profane se côtoient. Vous passez en un clic du mémorial dédié à un défunt à la page de quelqu’un qui fait des blagues. Cela brouille la frontière entre profane et sacré. » Et affecte de nombreux endeuillés.
Comment lutter ?
Pour lutter contre ce genre de conduite, il existe des initiatives liées à l’éducation aux médias pour développer des comportements responsables en matière de communication numérique, explique Solange Ghernaouti. « Mais, à la vue de certains contenus que s’échangent des dirigeants politiques de la planète, les exemples de retenue et de courtoisie numérique ne sont pas légion … »
Paramétrez vos profils !
Stéphane Koch, qui intervient dans différentes écoles romandes sur ces questions, relativise : « On a beaucoup de retard et les moyens sont très insuffisants. » En attendant, il conseille de s’intéresser à tête reposée aux outils permettant de paramétrer nos profils : « Sur Facebook, par exemple, on peut gérer de son vivant deux options : supprimer son compte après sa mort ou désigner un légataire officiel pour le gérer. »
Carole Pirker
« Je n’avais plus aucun contrôle sur mon intimité »
Sans qu'elle le sache, la mort de son mari est diffusée sur Facebook. Stupeur et colère. Sylvie n’oubliera jamais ce jour de juin 2018. A la suite d’un accident vasculaire cérébral, son mari vient de passer une semaine dans le coma. Sept jours vécus entre l’espoir et la peur de le perdre. Et puis, c’est la fin. Les machines viennent d’être débranchées. Dévastée, cette mère de famille prend son téléphone portable pour annoncer le décès à ses proches lorsqu’il commence à crépiter. Incrédule, elle file alors sur Facebook. Et là, c’est la stupeur : « Il y avait déjà des centaines de vœux de condoléances de la part de gens que je ne connaissais que de loin, ou pas du tout ! C’est assez terrifiant, avoue-t-elle, je n’avais plus aucun contrôle sur ma propre intimité et mes propres ressentis. »
Trop tard !
A la stupeur, se rajoute la colère. Mais Sylvie se ressaisit, identifie l’auteur du post et lui demande de le retirer. Une demi-heure s’est écoulée. « Mais c’était déjà trop tard, soupire-t-elle, parce qu’il l’avait publié sur une page sportive qui compte 2500 abonnés ... » Le mal était fait. Dans la cuisine, l’air embaume le café. Attablée à son côté, sa fille Elyse, 16 ans et demi, regarde par la fenêtre. Et fait soudain volte-face : « On n’a même pas eu le temps de digérer sa mort que les gens l’apprenaient, et même pas de notre bouche, lance-t-elle. Comment quelqu’un ose se faire le porte-parole d’une chose qui ne le concerne pas. C’est n’importe quoi ! »
Colère et rancœur
Beaucoup ne savaient pas ce qui s’était passé. Et, dans la surenchère, pour se distinguer, certains ont tout bonnement inventé : « J’ai été très en colère contre eux, car j’ai lu tout et n’importe quoi sur mon mari. Ce qui nous a abîmées encore plus qu’on ne l’était. » Pleine de rancœur, sa fille Elyse renchérit : « Voir tous ces gens qu’on n’a pas vus depuis des années se mettre en avant en disant : « On était trop amis, c’était top » … C’est vraiment blessant ! » Sylvie n’a pas droit au calme pour affronter la douleur. Elle doit tout gérer à la fois. Et surtout essayer de préserver sa famille : « Au départ, je n’ai pas pu vivre mon deuil normalement », souffle-t-elle.
Reprendre la main
Pour reprendre la main, elle va sur Facebook et publie sur son profil et celui de son mari les détails pour la cérémonie funéraire : « C’était important de cadrer les choses, explique-t-elle, pour garder le maximum de contrôle de ce qui allait se passer pour la suite. » Elle récupère ensuite les données de ses comptes mail et des réseaux sociaux, avant de les fermer. Et, après avoir lu tous les commentaires, elle passe une semaine loin de Facebook. « Parce que là, il y avait trop … » Après pareille mésaventure, mère et fille auraient pu se détourner des réseaux sociaux. Elles décident pourtant de publier un petit message sur le profil de Sylvie, tous les mois à la date du décès. « On met avec une chanson que mon papa affectionnait, glisse Elyse. C’est beaucoup pour garder le lien avec ceux qui restent. » Une façon à elles de faire leur travail de deuil, entourées heureusement par de « vrais amis » qui les aideront à avancer.