Enfants placés: le dernier moment pour réparer

photos: © Yves Leresche
Les premières indemnisations concernant les milliers d’enfants placés de force dans des structures extrafamiliales avant 1981 ont été versées en janvier. Témoignages émouvants.
Enfermés dans des orphelinats, exploités par des familles paysannes, privés d’affection, battus, violés. Un chapitre effroyable de notre histoire se clôt ces jours-ci : le placement de force d’enfants, filles et garçons, dans des structures extrafamiliales. Leur internement avait, en gros, pour but de respecter les bonnes mœurs, l’ordre et la sécurité. Au prétexte de lutter contre l’alcoolisme ou la pauvreté, par exemple, l’Etat brisait des familles dont les membres étaient répartis dans diverses institutions ou des familles d’accueil.
Avec le versement, le mois dernier, des premières indemnisations, la Suisse officielle franchit dès lors un pas de plus en faveur de la reconnaissance des victimes d’un système au nom barbare qui a duré des années vingt jusqu’en 1981 : les « mesures de coercition à des fins d’assistance ou de placements extrafamiliaux ». Après le pardon au nom du Conseil fédéral, suivi d’une loi reconnaissant l’injustice, entrée en vigueur en 2014, une somme de 25 000 fr. va enfin aboutir sur le compte des ayants droit. Toute personne concernée a jusqu’au 31 mars prochain pour faire valoir une demande.
«Ce versement accompagne une reconnaissance officielle individualisée, affirme Luzius Mader, directeur suppléant de l’Office fédéral de la justice (OFJ) et délégué aux victimes de mesures de coercition à des fins d’assistance. Les victimes ont reçu une lettre qui les reconnaît en tant que telles, mais cette prestation n’est pas une indemnité.» Sur un plan juridique, les choses sont claires. Les 25 000 fr. ne font pas office de réparation de dommage. Non, car il faudrait dès lors des preuves. Une telle démarche prendrait énormément de temps et serait impensable, compte tenu de l’âge avancé et du vécu de la plupart des enfants placés.
Tout en évitant l’écueil de la lourdeur administrative, sans entreprendre d’interminables enquêtes, l’Office fédéral de la justice a admis 366 premières demandes de contribution de solidarité déposées par des victimes de mesures de coercition à des fins d’assistance ou de placements extrafamiliaux antérieurs à 1981. Les demandes déposées par des personnes souffrant d’une maladie grave ou âgées de plus de 90 ans ont été traitées en priorité. Les autres demandes urgentes, émanant de personnes de plus de 75 ans ou ayant déjà touché une aide immédiate, seront réglées dans le courant de 2018.
Honte et méfiance
A ce jour, selon l’OFJ, 4734 demandes ont été déposées pour une contribution de solidarité. Or, de récentes études à ce sujet estiment entre 12 000 et 15 000 les enfants placés de force qui sont toujours en vie. Au vu du décalage, personne ne s’aventure toutefois à prétendre que le nombre de victimes a été surestimé. « Si le nombre des demandes est si faible, c’est notamment en raison de la honte, de la méfiance et de malentendus de la part des demandeurs potentiels, explique Theo Halter, de la Fondation Guido Fluri, du nom d’un ancien enfant placé devenu multimillionnaire et qui se bat aux premières loges pour la reconnaissance des victimes de coercition. Il y a un besoin d’accompagnement et d’encouragement pour ces personnes qui doivent aussi être encadrées pour faire valoir leur droit.» A ce propos, Luzius Mader tient à préciser que le dépôt d’une demande ne présente pas de difficulté particulière : « Certaines victimes n’ont eu qu’à indiquer leur nom et leur adresse.»
Mais, pour Theo Halter, le temps presse si l’on veut éviter que des enfants placés encore en vie voient passer cette chance : « Ce serait inimaginable et tragique et renforcerait leur statut de victime.» Pour Clément Wieilly (lire encadré), enfant placé dans les années 1950, ce processus demande du temps. En substance, il estime que le prix de ce travail de mémoire est très élevé pour les personnes concernées, car le poids émotionnel est énorme. Luzius Mader en a conscience. Il précise d’emblée que la clôture du guichet, à la fin de mars, ne s’apparente pas à une date de péremption: «C’était toutefois important de prévoir un délai d’un simple point de vue technique. Et ce, afin de pouvoir commencer le versement de la contribution. Il ne faut pas non plus perdre de vue que les victimes ont eu beaucoup de temps pour décider si elles voulaient déposer une demande. Nous ne ferons pas preuve de formalisme excessif lors de l’échéance du délai. Le but n’est, bien entendu, pas de pénaliser les victimes »
Luzius Mader insiste sur le fait que les situations personnelles des bénéficiaires varient énormément. Certains souffrent encore aujourd’hui. «Pas seulement mentalement mais physiquement, précise Luzius Mader. Elles sont atteintes de maladies probablement en lien avec ce qu’elles ont enduré dans leur jeunesse.»
Le délégué aux victimes de coercition rappelle également que certains ayants droit n’ont pas souhaité toucher d’argent de la Confédération. Les motifs invoqués sont variables : «Peur de rouvrir d’anciennes blessures, volonté de ne jamais pardonner aux autorités, conviction que cela ne changera rien aux torts subis.»
En revanche, qu’on ne vienne pas dire à Luzius Mader que certaines personnes n’osent pas s’adresser à l’OFJ: « Je comprends les personnes critiques envers la solution trouvée, mais je souhaiterais qu’elle ne décourage pas les victimes de s’annoncer. Nous faisons tout pour les informer en détail et les rassurer. Je précise que le versement de la contribution ne s’accompagne d’aucune augmentation d’impôts ni de réduction de prestations sociales.»
Solidarité partagée
Si l’OFJ a raison de souligner la solennité de cette période de premiers versements, l’émotion qui en découle est multiple : « J’ai vu certaines personnes transformer cette contribution en geste de solidarité, comme ce monsieur qui veut faire don de cet argent à une école pour lui éviter d’économiser sur le matériel scolaire. Un monsieur, autrefois placé chez des paysans, nous a fait part de sa gratitude en nous envoyant un fromage d’alpage. Bien entendu, certains estiment que
25 000 fr. n’effaceront jamais les torts subis. Je suis prêt à entendre que ce n’est pas assez. Mais rares sont les personnes à prétendre cela. »
Pour Clément Wieilly et la Fondation Guido Fluri, entre autres, comme le collectif Enfance volée à Genève, la méfiance et la mauvaise santé sont, au fond, les principaux obstacles majeurs au versement de la contribution de solidarité. Theo Halter résume bien la détresse des victimes : « Certaines ne peuvent tout simplement pas se remémorer leur passé, tant il est traumatisant. D’autres, encore, s’isolent à force de ressasser leur histoire qui finit par peser sur leur entourage. Généralement, ce sont des personnes timides et sans voix. Plusieurs ont déjà tenté de se suicider. » Dans ce contexte, les militants de la cause de l’enfance volée refusent de considérer le 31 mars 2018 comme une date butoir. « Dans le cas où des victimes n’auraient pas été informées de leurs droits dans les délais, il s’agira d’en éclaircir les raisons, affirme Theo Halter. Il sera important de définir la responsabilité des personnes de leur entourage, que cela soit le personnel soignant, les assistants sociaux ou leur famille. » Et de reconnaître toutefois que c’est souvent des mécanismes psychologiques qui jouent en défaveur des victimes. Les enfants placés victimes d’abus sexuels, en particulier, sont aujourd’hui encore dévorés par un sentiment de culpabilité et d’extrême méfiance envers l’autorité publique. Ils l’assimilent, une fois pour toutes, à ce qu’ils ont subi dans leur enfance.
Nicolas Verdan
TÉMOIGNAGES
«Pouvoir dire merci à ma femme qui m’a accepté comme je suis»
Michel Rossier, né en 1937, Fribourg
« Cet argent, je veux en faire profiter ma femme. Quand elle m’a connu, je n’avais pas le sou et elle m’a accepté comme j’étais. » Michel Rossier est né en 1937 à Fribourg. Les 25 000 fr. de la contribution de solidarité, il ne les aurait pas demandés si Clément Wieilly, fondateur de l’association Agir pour la dignité, ne l’avait pas informé de ses droits, l’encourageant à les accepter. « Vous savez, après avoir passé par trois internats, on apprend la méfiance … » Michel Rossier est placé très jeune sous tutelle. Sa mère est jugée incapable de l’élever et il est envoyé dans des institutions catholiques. Il tombe alors sous la coupe de « voyoux en soutane », qui lui feront vivre un enfer : coups, abus, insultes, rien n’est épargné à Michel Rossier. Aux yeux des ecclésiastiques, il fait partie des « enfants du péché ». Désigné, à tort, comme « arriéré » au sein de l’Institut Sainte-Thérèse à La Verrerie, il subira ensuite les pires sévices à l’Institut Marini, une institution recueillant des enfants orphelins entre 1887 et 1979, sur l’actuelle commune de Les Montets (Broye). Durant la période estivale, les pensionnaires sont placés chez des paysans pour les travaux des champs. Michel se retrouve à Neyruz, chez les « bouseux », comme il appelle ceux qui exploitent ses maigres forces : « J’étais sous-alimenté, réduit à chercher des restes de nourriture dans le fourneau de faïence. » Quand il se plaignait des violences subies à l’internat, le garçon était battu par ces paysans qui lui reprochaient de critiquer les prêtres qui avaient sa charge. « Ce n’est pas l’argent qui va réparer les douleurs que j’ai subies. Mais je peux dire merci à ma femme. » Reconnaissant envers cette contribution de solidarité, Michel n’en pense pas moins : «Je n’ai jamais touché l’argent qui me revenait : mes droits de rente d’orphelin, le carnet d’épargne que devaient alimenter les paysans. Mon tuteur a tout pris. Je ne vous parle pas de mon héritage du côté paternel. Je sais maintenant qu’on m’a menti sur mon identité.»
«Je ne suis pas d’accord avec la prescription»
Clément Wieilly. né en 1954, Ponthaux (FR)
Il y a son histoire à lui, terrible : dix ans d’orphelinat sans témoignage d’affection. A l’âge de 3 ans, Clément Wieilly a été enlevé à ses parents et placé au sanatorium de Pringy. Il a ensuite été transféré à l’Orphelinat bourgeoisial de Fribourg où il a été victime de très graves violences : privé de repas, il était frappé à coups de tapette à tapis. Une autre punition consistait à lui plonger la tête dans l’eau froide. On la lui recouvrait aussi d’un coussin jusqu’à l’évanouissement. Clément Wieilly a été placé dans plusieurs fermes pendant les vacances. A son histoire font écho celles de toutes les autres victimes que Clément Wieilly rencontre depuis 2013 : « En quatre ans, j’ai œuvré à l’établissement de 500 dossiers et j’ai parcouru 60 000 kilomètres avec ma voiture. » De quoi « remplir le lac de la Gruyère de larmes », comme répète à l’envi cet homme qui a transformé sa douleur en combat. Après avoir été professeur de sport à l’Etat de Vaud, Clément Wieilly consacre aujourd’hui toute son énergie à restaurer les droits de l’enfance volée. En mai 2014, il crée l’association Agir pour la dignité (APLD). « Il faut comprendre que toute notre vie a été misérable, pas seulement les années d’internat, assène Clément Wieilly. Je ne suis pas d’accord avec la prescription de la fin de mars. Il faut continuer sans relâche à contacter les victimes, à les encourager à s’annoncer. Certaines ont des blocages avec les fonctionnaires, d’autres ne sont toujours pas au courant. Je connais aussi des personnes qui sont tombées malades quand elles ont commencé à vider leur sac après des décennies de silence. » Lorsque le canton de Fribourg a ouvert les dossiers des personnes concernées, Clément Wieilly a reconstitué son passé. Et d’apprendre que sa mère avait demandé, en vain, aux autorités une aide financière pour ses enfants. En plus de ses frères, il découvre qu’il a deux sœurs aînées, dont l’une est décédée en bas âge. Les archives renfermaient l’inadmissible : ses parents s’étaient vu retirer leur droit de garde sans qu’une justification figure dans les dossiers.
«L’argent ne peut pas tout réparer, mais c’est une joie quand même»
Jean-Bernard Surchat, né en 1959,, Courtion (FR)
Lorsqu’il sort de l’orphelinat à l’âge de 15 ans, Jean-Bernard Surchat rejoint son père. « Je lui ai dit que j’avais besoin d’une année sabbatique pour digérer les mauvais traitements que j’avais subis pendant cinq ans. » Père d’un garçon de
30 ans et d’une fille de 18 ans, Jean-Bernard a fait un peu de tout : cimentier de profession, il a exercé le métier de vendeur et de chauffeur poids lourd. Aujourd’hui « à l’assurance », il vivote, avec le sentiment d’être à jamais ce « sale orphelin » qu’on lui lançait à l’école. « Je me défendais en disant que je ne l’étais pas. Mais cela te colle à la peau et, aujourd’hui encore, l’orphelinat est ancré en moi. » A la suite du divorce de ses parents, Jean-Bernard Surchat est placé de force à l’Orphelinat bourgeoisial de Fribourg. « J’y suis entré le 5 décembre 1970. Soi-disant que nous logions dans un taudis. Bien sûr, nous vivions pauvrement. On habitait la rue du Progrès, dans un appartement avec un unique poêle et des toilettes sur l’étage. Mon père était manœuvre et il était si mal payé que, parfois, la nourriture venait à manquer. Avec mes frères, pour tromper notre faim, on mangeait des oignons trempés dans le vinaigre. » Jean-Bernard Surchat le dit bien: «A l’orphelinat, au moins, on était nourris. Mais le directeur et « sa vieille » étaient sadiques. Les baffes pleuvaient, on nous tirait par les cheveux. Personne ne nous écoutait quand on se plaignait. » Pour Jean-Bernard, l’argent ne saurait réparer les souffrances endurées durant l’enfance: «Mais ce sera un moment de joie de toucher ces 25 000 fr. Je pourrai enfin remplacer ma « poubelle » en m’offrant une voiture d’occasion et mettre un peu de côté. » Jamais, Jean-Bernard n’a cru que son enfance volée ne connaîtrait telle réparation. Mais il conserve en lui les traces indélébiles des nombreuses humiliations subies par sa famille : la honte des parents auxquels on retire la garde des enfants. L’interdiction faite à son père de rejoindre ses fils à la messe, le dimanche. Et d’avoir dû se faire laver par une femme inconnue une heure après son arrivée à l’orphelinat. Entre autres.
QUESTIONS À EVELINE WIDMER-SCHLUMPF:
«L’histoire ne peut jamais être effacée»
L’ancienne conseillère fédérale et actuelle présidente de Pro Senectute, Eveline Widmer-Schlumpf, avait inauguré, en 2009 déjà, une exposition consacrée à l’enfance volée des enfants placés.
A la fin mars, le guichet de réclamations fédéral sur les enfants placés sera fermé. Mission accomplie?
Je me suis exprimée clairement à ce sujet en tant que ministre de la Justice. Aujourd’hui, ce sont d’autres personnes qui gèrent ce dossier. Je reste d’avis qu’il s’agit d’hommes et de femmes et de leur vécu. L’Etat a donc une responsabilité à assumer.
Pensez-vous que les excuses de la Confédération, suivies du versement de contributions de solidarité, ont permis de tourner une page sombre de l’histoire suisse?
L’« histoire » n’est jamais terminée et on ne peut pas l’effacer. Au contraire. Concernant les enfants placés, il était important d’aborder les manquements du passé. Et de lancer un processus montrant que notre société avait tiré des leçons de l’histoire.
Comment avez-vous géré, à titre personnel, l’émotion suscitée par ces nombreux témoignages de victimes?
Les inégalités et les destins de personnes en situation de détresse me touchent toujours. Mon credo est que chaque individu qui peut agir et apporter son aide dans un tel cas doit le faire. Voilà l’un des aspects qui m’a motivée à reprendre la présidence de Pro Senectute Suisse. Je peux ainsi contribuer à améliorer les conditions de vie des personnes âgées et de leurs proches.
Aujourd’hui en Suisse, les enfants sont-ils définitivement à l’abri d’une maltraitance d’une aussi grande ampleur?
L’entrée en vigueur du nouveau droit de la protection de l’adulte, en 2013, a créé de nouvelles possibilités d’autodétermination. Le cadre légal d’aujourd’hui pose de bonnes bases pour la protection des enfants. Mais, une fois encore, il s’agit avant tout d’hommes et de femmes et de familles. L’Etat joue un rôle important dans la protection des enfants. Reste que, en fin de compte, il ne peut influencer que de manière limitée la qualité des relations au sein des familles.
Propos recueillis par Nicolas Verdan
Où s’adresser
Pour le dépôt de demandes, un formulaire et un guide explicatif sont disponibles sur le site internet de l’Office fédéral de la justice.
www.fuersorgerischezwangsmassnahmen.ch/fr/
Courriel: sekretariat@fuersorgerischezwangsmassnahmen.ch
Adresse: Office fédéral de la justice, Unité MCFA, Bundesrain 20, case postale 8817, 3001 Berne. Téléphone: 058 462 42 84