Au supermarché, à la caisse où on peut faire causette

Bâle-Ville est le terrain d’une expérience unique en Suisse: la «Plauderkasse», la caisse à faire causette. © Basil Bornand
A l’heure de l’automatisation et du sans-contact, une filiale de la Migros accueille, à Bâle, la première «caisse à bavardage» de Suisse. La clientèle est invitée à prendre le temps et à discuter avec le personnel et des volontaires. Une manière de lutter contre la solitude dans la société.
Envie de tailler une bavette avec la caissière? Prendre le temps de chercher ses petits sous? A l’heure de l’automatisation des caisses et de la rapidité des transactions sans contact, Bâle-Ville est le terrain d’une expérience unique en Suisse: la «Plauderkasse», la caisse à faire causette, caisse à bavardage ou «bla bla caisse» comme on dit en France où Carrefour est pionnier dans le genre.
Importé des Pays-Bas, sous l’appellation «Kletskassa», ce concept a été inauguré en octobre dernier dans une filiale Migros proche de la gare et dans une pharmacie de quartier. D’une durée de six mois, ce projet pilote est financé par la fondation «Bâle plus saine» et le canton de Bâle-Ville, avec le soutien de la coopérative Migros de Bâle et du Pour-cent culturel. Son coût? 130 000 francs, pour donner ou redonner une dimension humaine à une simple caisse.
Ce matin-là, Silvia Ruf, volontaire de «Bâle plus saine», se tient à la sortie de la caisse à bavardage, signalisée comme telle par une pancarte: «A cette heure-ci, il n’y a pas encore beaucoup de monde. Mais nous sommes là comme chaque mardi et chaque jeudi, pour offrir du temps aux personnes qui éprouvent le besoin d’échanger quelques mots ou qui sont en manque de contact.»
Supplément d’âme
Volontaire elle aussi, dégageant une belle énergie, Michaela Milligan se tient à la sortie de la caisse à bavardage: «La solitude touche de plus en plus de monde et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, elle ne touche pas que les aînés.» Sans s’imposer, elle aide Nadine à remplir son cabas. Silvia Ruf, toujours à l’écoute, engage à son tour la conversation. Un coup de main et quelques paroles échangées qui donnent le sourire à cette retraitée francophone venue s’établir à Bâle, il y a quarante ans: «C’est très agréable de pouvoir parler ainsi sans façon et d’être écoutée. Je suis Jurassienne et, après avoir vécu à Paris avec mon mari, je l’ai suivi ici à Bâle où il travaillait dans l’industrie chimique.»
La fondation Bâle plus saine précise que les clientes et les clients qui le désirent peuvent aussi compter sur la disponibilité du personnel Migros: «Les employés se réjouissent de causer avec vous.» Sur ce point, même si la gentillesse et le bon accueil sont de toute évidence de mise aux caisses, le fait est que le courant passe avant tout avec les volontaires. La personnalité des caissières et des caissiers, leur disponibilité, leur humeur varient bien entendu d’une personne et d’un jour à l’autre.
Les clients de la Migros qui seraient en manque de chaleur humaine ou qui souffrent de solitude se voient aussi offrir un supplément d’âme et de présence de la part des volontaires: «On peut très bien aller boire un café, explique Silvia Ruf. Si on détecte des problèmes particuliers, on oriente les gens vers Pro Senectute, par exemple. C’est étonnant de voir combien les gens ignorent les services et les aides auxquels ils ont droit.»
Bien dans ses bottes, actif et pas du tout dans le besoin, Juerg Jung se dirige tout naturellement vers la caisse à bavardage. Ce quinquagénaire ignore tout de ce concept et il estime que la notion même de contact et d’échange avec le personnel va de soi: «Les caisses à bavardage? Un peu superficiel. On ne devrait pas avoir besoin d’un tel concept. C’est tout naturel de causer quelques secondes en payant ses courses. L’apparition de Plauderkasse est le résultat de l’automatisation et de la rationalisation des gestes quotidiens.» Ce client salue toutefois la dimension «sociale» d’une telle initiative.
Rôle social de Migros
En offrant une place à la caisse à bavardage de la fondation Bâle plus saine, Migros fait montre d’une sensibilité à un phénomène dont elle mesure l’ampleur et contre lequel elle entend lutter à sa manière: «La "caisse à bavardage" vise à faciliter les échanges et à lutter contre la solitude au quotidien. En effet, l’isolement est un problème largement répandu en Suisse: si on en croit une enquête réalisée en 2017 par l’Office fédéral de la statistique, une personne sur trois se sent seule, de manière fréquente ou occasionnelle.»
Bientôt 11 heures. Sivilia et Michaela nous confient que c’était un jour «calme». En fin de compte, même si elles n’ont pas eu affaire ce jour-là avev des personnes esseulées ou réellement dans le besoin, elles ont établi bon nombre de contacts. Ce matin-là, à la Migros Grundelitor de Bâle-Ville, on comptait plus de sourires que de mines fermées. Quand on passe à la caisse, cela n’a pas de prix.
Nicolas Verdan
«C'est trop intrusif»
© Basil Bornand
Juerg Jung en pleine discussion avec Silvia Rust qui explique le concept : « Seulement si la personne le désire, elle a la possibilité de s’entretenir en toute tranquillité avec nous.» Pour ce quinquagénaire, qui ignorait tout de ces caisses, c’est un signe des temps: «Je comprends l’idée. Cela peut servir à des personnes isolées ou âgées. A l’heure où tout le monde a les yeux rivés sur son téléphone, les échanges sont importants. Mais, pour moi, c’est un peu trop intrusif. Si je veux vraiment du contact, je le cherche au bistrot.»
Migros aux avant-postes
Pour Coop, Lidl et Aldi, les caisses à bavardage ne sont pas à l’ordre du jour. Mais pas question, en revanche, de passer uniquement à l’automatisation.
Aldi. En dehors du projet-pilote de Migros, les caisses de bavardage n’ont pas encore fait leur entrée dans les supermarchés helvétiques. «Nous observons toujours avec beaucoup d’intérêt les développements actuels sur le marché et les nouvelles tendances et examinons en permanence les nouvelles possibilités. Nous sommes actuellement en pleine phase de test des deux nouvelles possibilité d’encaissement: «Des caisses à bavardage ne sont pas envisagées pour l’instant explique-t-on chez Aldi Suisse.
Nous trouvons toutefois très important que nos collaborateurs puissent entretenir un contact personnel avec les clientes et les clients. La filiale et, en particulier la zone des caisses, est et reste un lieu de rencontre. Cette touche personnelle a sa place, même sans «bla bla caisse».
Aldi n’envisage pas de supprimer les caisses avec personnel : « Elles sont beaucoup trop appréciées par la clientèle. Les possibilités de paiement alternatives telles que Scan & Go ou le self-checkout représentent, à notre avis, un complément judicieux aux caisses traditionnelles.»
Du côté de Coop, on tient à proposer «aussi bien des caisses self-checkout que des caisses avec personnel, car ces deux modes de paiement répondent à un besoin de la clientèle». Tous les supermarchés Coop sont donc équipés de caisses avec personnel: «Nos collaborateurs sont toujours disponibles dans les points de vente pour répondre aux questions et aux demandes des clients, affirme Caspar Frey, porte-parole. Nous ne prévoyons pas, pour l’instant, de caisses "à babillage" spécialement signalées.»
Et chez Lidl? «Actuellement, nous n’avons pas de telles «bla bla» caisse, même si l’idée nous semble intéressante, reconnaît Vanessa Meireles, porte-parole. Nous aussi, nous constatons que le contact et l’échange personnel entre la clientèle et le personnel du magasin sont très appréciés.» Lidl ne prévoit pas non plus de passer entièrement à un système de caisses automatisées. (N.V.)