Âgisme et discrimination : « Les retraités ont vraiment un sentiment d’injustice »

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Si la crise sanitaire rend encore plus perceptible cette discrimination liée à l’âge, n’oublions pas que, même en temps normal, elle est plus répandue que le sexisme et le racisme. Interview du professeur Christian Maggiori, responsables de deux études sur le sujet.

« A cause de vous, on doit rester à la maison, alors que vous sortez tranquillement ! » Ces mots chargés de reproches, lâchés à l’encontre de certains seniors en période de confinement, résument à eux seuls le phénomène d’âgisme, c’est-à-dire la discrimination selon l’âge. Christian Maggiori, professeur à la Haute Ecole de travail social de Fribourg, a récemment mené deux études sur cette ségrégation, la plus répandue en Suisse.

Vous venez de livrer les premières conclusions d’une étude qui évalue le vécu des plus de 65 ans durant la crise du Covid-19. La moitié d’entre eux se sentent stigmatisés par le regard négatif des jeunes. Vous attendiez-vous à cela ?

Ce n’est malheureusement pas une grande surprise, dans la mesure où le phénomène d’âgisme est présent un peu partout dans notre société et progresse souvent en période de crise, comme cela a été le cas dans les années 2000.

Au début de mai, plus de 4000 personnes avaient déjà décidé de participer à cette évaluation. Ce n’est pas anodin ?

C’est en effet conséquent pour ce genre d’étude, qui se poursuivra jusqu’à la fin de la crise*. Cela prouve qu’il y a un vrai malaise, mais aussi un besoin de pouvoir s’exprimer. Nous avons beaucoup parlé des 65 ans et plus, mais nous ne leur avons pas tellement donné la parole. Au début, c’était parfaitement justifié de se concentrer sur l’urgence sanitaire, mais, maintenant que la crise commence à être contenue, nous avons le temps et la nécessité de nous poser la question de l’impact social et de leur proposer des mesures plus ciblées, en fonction des diverses réalités qui caractérisent cette phase de la vie.

Des mesures de quel ordre ?

Cette étude se veut un outil destiné aux autorités, mais ce n’est pas notre rôle d’évoquer des solutions concrètes. Il est toutefois capital de ne pas les oublier durant le déconfinement, car cela aurait un impact important sur leur bien-être. Comme on les juge souvent fautifs et qu’on les place tous dans le même panier, sans distinction, les retraités ont vraiment un sentiment d’injustice et d’incompréhension.

 

Estimez-vous qu’ils sont un peu les oubliés de cette crise ?

Nous avons pris des mesures pour les protéger, mais nous ne les avons pas vraiment interpellés et, à un certain moment, il y a eu un glissement dommageable vers un « c’est leur faute ! ».

 

Plus d’un tiers des seniors interrogés craignent d’ailleurs que cette crise ait un impact négatif sur les relations intergénérationnelles. Estimez-vous que cette pandémie est un terreau favorable à une flambée d’âgisme ? 

Elle risque en effet de renforcer certains stéréotypes négatifs et, ce faisant, de mener à une recrudescence du clivage générationnel.

 

Les seniors doivent-ils prendre la parole ?

Il faut qu’ils se fassent entendre. Différentes organisations faîtières de seniors sont en train de se mobiliser pour faire ressentir leurs vécus et leurs attentes.

 

Y aura-t-il un avant et un après Covid en matière d’âgisme ?

Cette crise menace malheureusement de conduire à de nouvelles sources de discrimination et, peut-être, à des manifestations plus ouvertes de ce phénomène, comme le montrent les agressions verbales entendues durant la crise.

 

Ce serait d’autant plus dommageable que l’âgisme peut avoir de lourdes conséquences sur la santé…

Les études attestent effectivement que l’âgisme a un réel impact sur la santé, que ce soit à court ou à long terme. Des recherches en laboratoire ont mis en évidence que, en activant rien qu’une seule fois des stéréotypes négatifs, cela entraînait chez les seniors des différences au niveau du rythme cardiaque et des performances intellectuelles; que les comportements de dépendance aux autres augmentaient, que l’estime de soi diminuait ou encore que cela conduisait au refus de traitements pouvant hypothétiquement prolonger l’espérance de vie. Une autre étude, qui réévaluait des personnes initialement âgées de 40 ou 50 ans deux décennies après les premiers tests, a prouvé que celles qui avaient un regard plus négatif sur la vieillesse avaient, dans les années qui suivaient la retraite, plus de problèmes cardiovasculaires, un déclin cognitif plus marqué, moins d’inter-actions sociales et une espérance de vie inférieure d’environ sept ans.

 

Avant la crise, vous avez mené un projet exploratoire dans les cantons de Vaud et de Fribourg destiné à sensibiliser les écoliers de 7 à 11 ans à l’âgisme…

Il s’agissait dans un premier temps de voir l’intérêt des différents acteurs (écoles, seniors…) pour un programme de sensibilisation, ce qui a été confirmé. Nous travaillons donc désormais sur le développement d’outils, comme la réalité virtuelle, les rencontres intergénérationnelles, les capsules vidéo, etc.

 

Lors de ce projet, vous vous êtes entretenu avec des seniors. Vous ont-ils rapporté de nombreuses situations d’âgisme ?

Au début, ils ont beaucoup fait référence à des connaissances qui ont été confrontées à ce problème, mais rarement à leur propre vécu. Au fil de la discussion, nombre d’entre eux se sont cependant rendu compte qu’ils en étaient aussi victimes, sans même l’avoir imaginé. Au-delà du fait que l’âgisme reste méconnu, y compris par ses victimes, cette prise de distance montre qu’ils ne veulent pas se retrouver dans la peau du martyr. Il s’agit vraisemblablement d’un mécanisme d’autoprotection.    

 

La sensibilisation est-elle la meilleure arme contre l’âgisme ?

Cette problématique est vaste et nécessite des interventions à divers niveaux. A mon échelle de psychologue, cela passe notamment par la sensibilisation du grand public et, particulièrement, des jeunes, afin qu’ils ne traînent pas ces stéréotypes tout au long de leur vie. D’un point de vue législatif, seul l’article 8.2 de la Constitution évoque, de manière générale, la discrimination. Il n’existe ni loi ni ordonnance liée à l’âge. Une initiative va heureusement être lancée, afin que notre pays se positionne clairement.

 

Quel serait le risque de ne rien faire ?

Le danger serait de continuer à creuser le fossé entre les générations. Il ne faut jamais perdre de vue la cohésion sociale, à laquelle contribuent toutes les classes d’âge. N’oublions pas que les seniors gardent les petits-enfants, sont bénévoles. Pour qu’on puisse repartir sur de bonnes bases, il faut restaurer le dialogue, mettre à plat les malentendus, notamment en rappelant que le confinement a servi l’ensemble de la population, puisque l’âge médian des personnes touchées par le Covid-19 est de 50 ans. Il faut travailler au plus vite à casser les stéréotypes, sans quoi nous nous dirigerons vers moins d’entraide et plus d’exclusions sociales dans les années à venir.

 

A lire aussi, dans le Rapport Annuel de la Fondation Leenaards: https://www.leenaards.ch/regards2020/#interview

 

 

Frédéric Rein

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