Le dernier sabotier de Suisse
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C’est en Ajoie, à Cornol, que l’on peut visiter la dernière saboterie de Suisse. Un magnifique livre rend un hommage bien mérité à ce savoir-faire et à André Gaignat, un artisan comme on n’en fait plus.
«En prenant de l’âge, les gens me disent que je ressemble de plus en plus à Louis de Funès.» Avec ses yeux pleins de malice, son visage expressif et amène, c’est vrai qu’André Gaignat a quelque chose du comique français. Et plus encore quand il commence à raconter avec drôlerie ou émotion cette vie d’Ajoulot, si simple, mais si riche dès qu’il évoque son amour pour cet objet désuet, le sabot.
« Ce que je voudrais, c’est que mes parents reviennent sur terre, rien qu’une demi-heure. Pour leur prouver que j’ai réussi, que la saboterie continue à Cornol. » C’est pour eux, Berthe et Marcel, qu’André a maintenu l’atelier en activité. « Ils ont réussi à élever douze enfants avec un petit train de vie de paysan et en vendant des sabots, alors oui, j’avais la rage de continuer », raconte le cadet de la fratrie, les yeux humides.
Mais bien vite, assis à son établi et entouré de centaines de chaussures en bois, le Jurassien change de ton et avoue avec plein de fierté qu’il a toujours eu un don pour la saboterie, depuis tout petit. « Oh, impossible de vous dire depuis quand parce que j’ai l’impression d’être né dans cette sciure. Je venais ici en cachette, faire des finitions à la main, à l’intérieur des sabots. Mon père ne voulait pas que je touche à ses outils, pour ne pas les abîmer. Un jour, il a compris mon manège et il m’a dit en patois, mitenain te pe cheudre, maintenant tu peux continuer. »
Toujours innover
Et depuis, André ne s’est jamais arrêté. « Du temps de mes parents, on faisait des sabots traditionnels hollandais qu’on vendait surtout à l’armée, aux fabriques de munitions. Les ouvriers ne pouvaient chausser de godillots avec des clous, il fallait éviter les étincelles. Maintenant, il n’y a plus que les cliques de carnaval qui en portent. Alors j’innove. J’ai introduit la pyrogravure, je fais des porte-clés, des porte-bouteilles, des sabots de plus d’un mètre de long pour y mettre des fleurs. Il faut toujours que j’invente, que je m’améliore, que je réponde aux demandes. D’ailleurs, mon surnom c’est “ pas de problème ”, ça veut tout dire, y a rien qui me fait peur », déclare fièrement Alain.
Avec ses imposantes machines d’époque, acquises par son père en 1929, les créations passées et récentes, la saboterie de Cornol est devenue un véritable musée, une attraction touristique. Pas moins de 2000 visiteurs franchissent chaque année la porte de cette caverne d’Ali Baba. Et à chaque fois, André raconte, explique, montre comment un simple bout de bois, de l’aulne essentiellement, peut se transformer en sabot, après être passé par la façonneuse, qui lui donne sa forme extérieure, puis la creuseuse qui façonne l’intérieur. Enfin, c’est à la main que l’artisan peaufine son ouvrage. Après plus de trois heures de travail, André peut exhiber fièrement une paire de sabots finie.
Virus transmis
« Un jour, j’ai eu une classe d’enfants de six, sept ans », raconte l’artisan. « Après la démonstration, ils sont remontés dans le bus et j’ai vu un gamin revenir dans l’atelier. J’ai cru qu’il avait oublié quelque chose. Mais pas du tout. Il est venu devant moi, pas plus haut que trois pommes, et il m’a dit : “ Monsieur, vous avez un beau métier, il faut tacher de la garder ”. Des histoires comme ça, André en a plein la tête. Elles sont son salaire pour toutes ces heures passées dans cet atelier, une fois le travail à la ferme fini quand il était encore paysan. La saboterie n’a jamais fait bouillir la marmite de sa famille, pas même celle de son père ; en 1929, la mode des sabots était déjà sur le déclin. « C’est un à-côté, ça arrange bien les choses et ça fait plaisir aux gens. » Aujourd’hui, à 74 ans, le retraité passe presque tout son temps dans ce refuge. « Le dimanche, je ne fais pas tourner les machines et je ferme la porte. Il faut bien un peu de repos », précise non sans malice André.
Alain Gaignat est un homme heureux depuis septembre 2014, depuis que sa fille Mauricette et son gendre ont décidé de rependre la saboterie. « J’ai toujours vu mon père faire des sabots. Lui et la saboterie sont indissociables, l’un ne va pas sans l’autre. Je ne voulais pas que ça se perde », déclare la jeune maman. Et si Mauricette n’a pas trop le temps, avec trois enfants, de passer à l’atelier, c’est son mari Yan qui le prend, avec plaisir. « Mon mari est venu donner un coup de main une fois et il a pris le virus. Tous les week-ends, il est là, avec mon père. Ils ont un peu le même caractère, doux et travailleur. » Une situation qui enchante Mauricette, ravie de voir la petite entreprise familiale perdurer. « Partout où je vais, même à l’autre bout de la Suisse, si je dis je suis la fille du sabotier, les gens savent d’où je viens, de Cornol, et qui est mon père. J’en suis très fière. Et qui sait, peut-être que mon cadet prendra plus tard la relève ? Il demande toujours à venir à la saboterie ! »
Un doux rêve pour André. « Mon vœu le plus cher ? J’aimerais vivre au moins jusqu’en 2029, jusqu’à 88 ans, comme mon père. La saboterie célèbrera son centenaire, mon petit-fils aura vingt ans, il sera peut-être la quatrième génération à faire des sabots à Cornol. Je vois loin ! »
Audrey Sommer
L’Aulne de l’Aube au Crépuscule
André Gaignat, sabotier, une histoire d’Ajoie, de Michel Rouèche aux Editions D+P SA