La Main Tendue: « On apprend beaucoup de soi en écoutant l’autre »

A 86 ans, L. a consacré déjà presque vingt ans de sa retraite à La Main Tendue. ©Yves Leresche
Octogénaire, un bénévole vaudois consacre un quart de son temps de retraite à servir la Main Tendue. Ce solitaire est tout à fait à sa place dans un rôle altruiste. Il est ce « quelqu’un à qui parler ».
On ne donnera pas son prénom. A la Main Tendue, l’anonymat est de rigueur. Aussi, quand une personne qui appelle le 143 se fait insistante, désireuse de savoir comment il s’appelle, ce bénévole de 86 ans répond : « Quel nom aimeriez-vous me donner ? Eh bien voilà, utilisez celui-ci ! »
Celui que nous appellerons L. a longtemps exercé la profession de médecin interniste dans le canton de Vaud. Depuis 2002, peu après sa retraite, il consacre près de 25 % de son temps à La Main Tendue : des services diurnes de trois heures et une nuit mensuelle complète, de minuit à 8 heures le matin. Sans parler des heures de contact avec les autres bénévoles, de la formation continue et des « supervisions », indispensables séances de débriefing, toutes les deux semaines.
Catherine Bezençon, directrice de La Main Tendue Vaud, rappelle le profil des répondantes et des répondants : « Proches de la retraite et qui se sentent encore très verts pour entamer de nouveaux défis, avec l’envie de redonner ce qu’ils ont reçu. » En ces temps de pandémie, leur rôle est plus que jamais d’actualité. En comparaison avec l’année précédente, rien que dans le canton de Vaud, on note une hausse de 2,9 % des appels à La Main Tendue et une hausse de 9,8 % des entretiens. En Suisse, l’augmentation des contacts se monte à 6,8 % en 2020.
Globalement, à La Main Tendue, aucun thème n’est sans importance. Ceci précisé, la souffrance psychique (en hausse de 7,6 % par rapport à 2019), la gestion de la vie quotidienne (en hausse de 11,8 %), les problèmes relationnels et la solitude sont parmi les sujets les plus fréquemment évoqués. Les adultes âgés de 41 à 65 ans, avec près de 47%, constituent la grande majorité des personnes qui appellent. Pour les jeunes adultes et la génération des 65 ans et plus, les parts sont respectivement de 18 % et d'un peu moins de 20 %. La proportion d'enfants et de jeunes est de 1 %.
« Un vrai job »
L., avec près de vingt ans d’écoute à La Main Tendue, a suivi le long cursus des bénévoles. « Un vrai job ! », lance Catherine Bezençon qui précise à quel point cet engagement est cadré : neuf mois de formation, puis continue.Mais qu’est-ce qui a donc poussé L. à occuper une place au bout de la ligne du 143 ? « Après des années passées à accompagner mes patients, dans beaucoup de « faire », j’ai ressenti le besoin de l’« être avec ».
Comme L., la plupart des bénévoles ont souvent exercé des professions dans les domaines de la santé, du social et de l’éducation. « La deuxième fois que j’ai répondu au téléphone, se souvient L., mon accompagnant de stage m’a fait remarquer qu’il avait l’impression de se trouver dans un cabinet médical. Cela signifiait que j’avais beaucoup de choses à changer dans ma façon d’écouter l’autre. Je ne suis pas ici pour conseiller un examen ou prescrire des médicaments. Il faut oublier les réflexes professionnels. Je m’astreins à une forme de naïveté. »
Pour L., l’expérience de La Main Tendue a ouvert « l’abîme de l’impuissance ». Ou comment accepter sa propre insuffisance : « On est simplement là pour écouter, pour aider quelqu’un à dire ce qu’il a au fond de lui. » Cet octogénaire n’estime pas qu’un âge avancé est un prérequis absolu pour « mieux écouter » : « C’est avant tout lié à la compréhension que l’on a de soi-même. Les événements vécus dans sa propre vie, déjà très tôt, dans l’enfance ou la petite-enfance, sont déterminants. »
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Eviter la routine
Lui-même estime cependant qu’il n’aurait pas pu œuvrer pour La Main Tendue à 30 ans : « Je n’avais pas assez de distance par rapport aux événements de ma vie. J’étais un grand solitaire dans mon enfance et ma jeunesse. Puis, j’ai été happé par des études qui m’ont obligé à des choses très concrètes, avec un métier exigeant un certain rendement. »
Avec le temps, L. vit pleinement cette dimension d’écoute qui a toujours été forte en lui : « Je me sens très bien dans la relation téléphonique. On devient sensible à beaucoup de choses, on perçoit l’intonation de la personne, on arrive à réaliser ce qu’elle vit émotionnellement. On pénètre dans son expérience de vie. Ce qu’on perçoit au téléphone, c’est un monde. » Blindé face à la souffrance, L. ? « Non, ce serait terrible. Je sais seulement qu’elle est un lot quotidien de l’existence humaine. Cela dit, chacun dispose de plus de ressources qu’il n’imagine. »
L. n’a jamais envisagé d’arrêter : « Je commence à devenir vraiment vieux. Pour le moment, je n’éprouve pas de ras-le-bol. Suis-je encore un bon répondant ? On risque toujours de rentrer dans une routine et de répondre de façon désincarnée. Heureusement, le contact avec les collègues permet de mieux se situer. »
La Main Tendue en chiffres
143, un numéro de téléphone unique dans toute la Suisse ainsi que par www.143.ch
24h/24,365 jours sur 365 de présence et d’écoute
14 associations au sein d’une organisation nationale
Plus de 270 000 appels pour l’ensemble du pays, dont près de 70 000 en Suisse romande
670 bénévoles au niveau national
65 ans de moyenne d’âge des bénévoles
70 % des appels sont faits par des femmes
70 % à 80 % des bénévoles sont des femmes
24 décembre 1966, La Main Tendue Vaud voit le jour.
Nicolas Verdan