François Morel: «L’inutile, n’est-ce pas ce qui constitue le sel de la vie?»

Le chroniqueur, auteur, écrivain, acteur... François Morel. © David Desreumaux
Il est partout, François Morel: dans l’édition 2023 du «Petit Larousse illustré», sur la scène des prochaines Francofolies à La Rochelle, au festival du Livre sur les Quais à Morges, en septembre, et au cinéma à la rentrée. Rencontre avec le comédien aux multiples facettes.
En juin, François Morel était à l’affiche d’un spectacle musical au Théâtre du Rond-Point des Champs Elysées à Paris, «Tous les marins sont des chanteurs». Il chantait des chansons, en partie écrites par lui, sur la vie du marin breton Yves-Marie Le Guilvinec. Deux heures avant de monter sur scène, il dégustait des pâtes aux encornets et un verre de rouge frais, à défaut d’un chablis comme il l’aurait souhaité, tout en se prêtant au jeu des questions et des réponses. Un registre qu’il n’affectionne pas, car il est timide. Et il déteste l’arrogance. Ce jour-là, il précisera aussi, avec beaucoup de malice dans les yeux, qu’il est d’un naturel laconique! On peut ajouter également que François Morel ne s’intéresse pas qu’à lui-même. Il est curieux des autres. Au cours de l’entretien, son regard balaiera régulièrement ce qui l’entoure, il tendra l’oreille vers les dîneurs des tables voisines et, il demandera soudain à celle qui est là pour l’interroger: «Et vous, alors, vous faites quoi dans la vie?» Jamais là où on l’attend, François Morel! Mais n’est-ce pas la raison de sa popularité de comédien, metteur en scène, humoriste, chroniqueur, chanteur et essayiste?
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- Pourquoi avoir commis un «Dictionnaire amoureux de l’inutile»? Avec votre fils en plus?
- François Morel: C’est moi qui ai reçu la proposition de réaliser un dictionnaire sur la gentillesse. Mais j’ai pensé que ce serait dur de tenir 500 pages sur ce sujet. J’ai eu peur que cela devienne lénifiant. Mon fils Valentin a eu alors l’idée de cette thématique: l’inutile. Au moment du confinement, on s’est beaucoup interrogé sur les choses essentielles ou non, utiles ou inutiles. C’est ainsi que les magasins alimentaires jugés essentiels ont pu rester ouverts et que les librairies jugées inessentielles ont dû fermer. Et qu’on a été privé de nourritures intellectuelles et poétiques jugées alors inutiles. Mais l’inutile, n’est-ce pas ce qui fait le sel de la vie? J’aime bien cette tirade de Cyrano de Bergerac: «Que dites-vous? C’est inutile? Je le sais! Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès! Non! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile!»
- Comment avez-vous identifié les mots qui ont servi d’entrées dans le dictionnaire?
- L’un des premiers articles que j’ai rédigé est celui sur les ricochets. J’ai visualisé un petit gars en train de faire des ricochets avec son père sur le bord d’une rivière. Faire des ricochets entre père et fils, voilà bien le genre de moments dont on ne parle pas dans un dîner. Et, pourtant, cela a une valeur inestimable. Cela a donné le ton de ce que l’on cherchait, mon fils et moi: collecter des moments de plénitude où il ne se passe rien, où l’on ne cherche pas à avoir un rôle, où on essaie juste de vivre. Ce livre nous a aussi permis de parler de ce qu’on aime. Par exemple, en évoquant le piano «inutile» sur la scène de Bobino où Georges Brassens qui s’accompagnait à la guitare s’est produit, j’ai pu parler de Brassens que j’adore. J’ai d’ailleurs enregistré avec Yolande Moreau un disque de ses chansons.
«Le monde est riche et passionnant, mais pour le comprendre il faut s’ouvrir.»
- Traiter amoureusement de l’inutilité, quel joli pied de nez à tous ceux qui voudraient notamment débarrasser les programmes scolaires de tout ce qui n’est pas utile au bon fonctionnement des entreprises, le latin par exemple!
- Ou le théâtre! J’ai donné des cours de théâtre dans un collège. Une jeune fille qui, manifestement ne voulait pas être là, et ne s’engageait pas, m’a expliqué un jour que cela ne servait à rien de faire du théâtre, puisqu’elle allait reprendre le magasin de ses parents. J’ai trouvé tellement bête qu’elle se ferme au monde que je l’ai un peu insultée. Je ne suis pas un bon professeur! Moi-même, au prétexte que j’étais littéraire, je ne voulais pas faire de maths à l’école. C’était idiot. Le monde est riche et passionnant, mais pour le comprendre il faut s’ouvrir.
- Cela a été un « moment » de vie agréable de réaliser ce livre à quatre mains, avec celles de votre fils?
- Quand on a des enfants, il y a toujours une période où l’on se demande si l’on réussira à s’entendre avec eux quand ils seront grands. Et puis, ils deviennent des adultes et on découvre qu’il y a plein de choses qui nous réunissent. La rédaction de ce dictionnaire a été comme un jeu entre mon fils et moi: on s’est amusé à se surprendre, à se faire rigoler, à s’émouvoir. Cela m’a permis de réaliser que Valentin était encore plus un champion du monde de la nostalgie que moi. Je pense à ses pages sur le chien qu’on a eu dans notre famille et que j’ai trouvé très belles. Cette aventure éditoriale n’aura pas été inutile. Elle nous a rapprochés et nous rapproche encore, puisque nous organisons maintenant des lectures améliorées, un peu mises en scène, de ce dictionnaire. Nous en ferons une à Morges, durant le festival du Livre sur les Quais*.
- Que lui avez-vous transmis d’inutile à votre fils unique?
- Des chansons qui ne sont pas de sa génération. C’est inutile et, en même temp, cette transmission est essentielle entre nous. Elle nous rend complices.
- Qu’est-ce qui vous plaît tant dans la chanson? Vous en chantez, mais vous en écrivez pour d’autres aussi…
- J’aime le format de la chanson qui peut, comme un dessin, transmettre très rapidement un message ou une émotion. Etant laconique, j’aime raconter beaucoup de choses en peu de mots. J’adorerais, comme le dessinateur Sempé, pouvoir en un trait décrire la solitude d’un type face à l’univers. Je pense à ce petit bonhomme qui crie «coucher!» à la vague immense qui se dresse devant lui.
François Morel sur scène. © Manuelle Toussaint
- Vous avez vécu six décennies. Quelle est celle qui vous rend nostalgique?
- La décennie des années 80 a été pour moi riche en événements et en choix. Il s’est passé plein de choses pour moi. J’ai décidé de devenir comédien, j’ai quitté la Normandie pour monter à Paris, Mitterrand a été élu. Je me souviens d’une période où je me suis dit que j’avais désormais le droit de rêver et de croire à mes rêves. Et puis, c’est durant cette décennie que mon fils est né. Mais les autres décennies ont été intéressantes aussi. En tout cas, je ne me suis jamais ennuyé. J’ai bossé avec des gens avec qui j’avais envie de travailler et j’ai progressé.
- Vous ne venez pas d’un milieu qui vous prédestinait à devenir comédien…
- C’est vrai que je viens de la campagne, d’un milieu familial et social éloigné du théâtre. Mon père était cheminot, ma mère dactylo. Quand j’ai commencé à faire des spectacles, j’ai souvent ressenti une certaine condescendance de la part de ceux qui venaient me voir et étaient issus de familles d’artistes. Je me suis parfois senti regardé comme un animal bizarre. Mais être en décalage avec son milieu d’origine apporte une singularité. Gérard Depardieu vient, lui, d’un milieu défavorisé et c’est ce qui l’a rendu si intéressant.
- Qui sont les figures qui vous ont aidé à penser qu’il y aurait une place pour vous dans le milieu artistique?
- Les humoristes que je regardais à la télévision: Roger Pierre et Jean-Marc Thibault. Puis, j’ai découvert, aussi à la télé, Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle qui n’avaient pas des physiques si formidables, mais qui débordaient d’une fantaisie et d’une originalité rares. A l’époque où j’ai cherché une école de théâtre, il y en avait trois grandes en France: l’école de Strasbourg, mais c’était loin géographiquement pour le petit Normand que j’étais; le Conservatoire de Paris, qui était trop loin socialement pour moi et l’école de la rue Blanche. J’ai pensé avec raison que cette dernière me correspondrait bien, d’autant plus que Rochefort et Marielle y avaient été formés et qu’elle était proche de la gare Saint-Lazare qui conduit en Normandie.
- D’où vous vient la capacité de voir la beauté des êtres, y compris chez les petites gens, comme on dit? De votre passage chez les Deschiens**?
- Dès le premier spectacle de Jérôme Deschamps que j’ai vu et dans lequel je ne jouais pas, j’ai reconnu quelque chose qui me touchait. Il faisait exister sur scène des gens qu’on ne voyait jamais au théâtre. Tout à coup, le voisin de ma grand-mère, Fernand, qui vivait avec sa mère dans une ferme avec un sol en terre battue et où une télé déréglée brayait en permanence, devenait un héros. Et on le regardait comme Hamlet ou Monsieur Jourdain. Enfin, Fernand devenait visible et on ne faisait plus comme s’il n’existait pas. Je me souviens que, un soir après la représentation des Frères Zénith, une histoire de clochards qui revêtent de vieux smokings pour faire leur music-hall, une madame de Rotschild est venue nous féliciter en nous disant: «C’est super, ces personnages, c’est nous»! Qu’elle ait pu s’identifier à ces clodos nous a réjouis. Cela voulait dire qu’on avait réussi à transmettre ce qu’on voulait: non pas se moquer des pauvres, mais rire des pauvres individus qui sont sur Terre sans savoir pourquoi.
- C’est ce que vous aimez au théâtre? Quand l’humour et la gravité se mêlent…
- J’aime énormément cela. Déjà comme spectateur. Je me souviens combien j’ai été bouleversé en découvrant Zouc, votre Zouc nationale, sur scène. Son spectacle faisait rire aux éclats, débordait de poésie et d’humanité, tout en versant dans le grave à certains moments. C’était beau et grand. Je l’ai rencontrée, Zouc, il y a quelques années, et je lui ai raconté le souvenir que m’avait laissé son spectacle. Elle m’a écouté, puis m’a répondu: «C’est bien ce que tu me dis, mais cela n’était pas du tout mon spectacle.» L’impression que j’en avais gardé m’avait fait reconstituer la réalité.
«Je ne suis pas juste le type lunaire un peu gentil, vous savez!»
- Vous êtes engagé dans l’association Partage avec les enfants du monde. Quel est votre rôle?
- J’aide à travers différentes actions des enfants qui vivent dans des pays impossibles, notamment à Haïti et pourraient avoir l’impression d’être abandonnés de tous, au bout du monde. Cet engagement est une manière de leur dire qu’ils font partie de l’humanité et qu’on a besoin d’eux.
- Vous tenez une chronique hebdomadaire sur France Inter. Comment trouvez-vous vos sujets, qui sont parfois piquants. Récemment, vous vous en êtes pris au ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, à qui vous avez reproché une faute de conjugaison, un subjonctif mal à propos.
- Ce jour-là, il eût été préférable que je fermasse ma gueule! J’ai voulu faire mon malin en pointant une faute de français et, en fait, il avait raison et moi, tort. Heureusement que j’ai une cohorte de professeurs en retraite qui m’écoutent. «J’eusse aimé que vous consultassiez votre Bescherelle voire votre vieux Bled…» m’a écrit l’un d’eux. Je me suis excusé, mais cela ne m’a pas empêché de terminer pour la seconde fois, ma chronique par «Darmanin, démission»! Je ne suis pas juste le type lunaire un peu gentil, vous savez! Mais pour répondre à votre question, j’essaie de me renouveler, d’une semaine sur l’autre. Je peux être une semaine dans la gravité et parler de la chorale des enfants d’Odessa en me demandant ce que sont devenus les enfants qui chantaient ensemble et la semaine suivante être dans quelque chose de plus léger et rieur. Ces chroniques sont des exercices de liberté.
- A quoi ressemblera votre été?
- Je vais faire un grand break. Parce qu’elle est fatigante, ma vie d’artiste! Elle m’oblige sans cesse à faire et à défaire ma valise, à prendre beaucoup le train, où les gens ne respectent pas les consignes de civilité et parlent fort dans leur téléphone. Je regrette souvent de n’être pas assez chez moi, dans le calme. Alors, cet été, je vais en Bretagne faire de la confiture de mûres et des photos de fruits de mer!
- Vous ne prendrez pas la mer comme le marin chanteur Yves-Marie Le Guilvinec qui vous a inspiré votre dernier spectacle?
- Non, je n’ai pas le pied marin. Sur un bateau, je suis inutile!
Véronique Châtel
>> «Dictionnaire amoureux de l’inutile», François et Valentin Morel, Editions Plon.
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* François Morel animera une croisière littéraire dans le cadre de Livre sur les Quais à Morges, le 3 septembre.
** Les Deschiens est une série télévisée française créée par Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff d’après leur spectacle La Famille Deschiens et diffusée à partir de 1993 sur Canal+. François Morel faisait partie de la troupe.