OPERATION PORTE PLUME, la lettre de Madeline

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L'opération spéciale Porte Plume est lancée. Pour rester solidaire et unis, générations vous invite à écrire à vos enfants, petits-enfants et à vos proches. Vos lettres seront publiées sur notre site et dans le magazine en signe de soutien et de solidarité, dans cette période particulière de pandémie. Merci à tous ceux et toutes celles qui nous écrivent!
Lettre oubliée...
Les Sciernes, matin de Pâques 2020
Cher Benjamin,
Ce matin, je me suis réveillée dans ce chalet que tu connais bien. Sais-tu qu’il aura 330 ans cette année ? Je ne saurais te dire le jour exact de son anniversaire. Les charpentiers qui l’ont construit n’ont pas précisé la saison où ils ont terminé le gros œuvre. Sans doute au début de l’automne, après les quelques bons mois de l’année où, avec les outils de l’époque – la varlope, la bambanne, la scie à chantourner, le riflard ou l’oisillon – ils ont érigé cette façade et cet avant-toit imposant. Dans le madrier clair, qui s’est noirci au fil des ans, ils ont creusé lettre par lettre, au ciseau à bois et à la gouge, un verset de l’Eclésiaste et les noms des maîtres de l’ouvrage :
« 1687 Par la grâce de Dieu, Jonas Berthod et Daniel et David Lenoir ont basti cette maison. Dieu veuille bénir ceux qui la posséderont. »
En inscrivant cette prière dans le bois, ils savaient que les générations qui se succèderaient dans la maison auraient leur part de joies et d’épreuves : des repas de mariage ou de la Saint-Denis, des jours de disette, la guerre au loin, les naissances, les décès. Mais pouvaient-ils imaginer que trois siècles plus tard, une femme s’y réfugierait pour se protéger d’un mal invisible qui aurait envahi la terre entière ?
Voilà mes pensées de ce matin, mon cher Benjamin, alors que sur la galerie – comme on l’appelle – je bois mon café avec deux grosses tranches de pain au beurre. Te souviens-tu de nos déjeuners de Pâques au chalet, quand vous étiez petits ? Je m’étais levée discrètement et avais garni la table de la cuisine de populages et de primevères autour des œufs teints et des quatre lapins en chocolat sur la mousse ramassée la veille. Dans la matinée, nous nous relayions, ton père et moi, pour cacher les œufs près de la grange – entre deux rebuses – et rentrions vite nous réchauffer vers le potager de la cuisine. Cette année, je n’ai pas eu besoin d’allumer le feu en me levant. Il fait une chaleur estivale. C’est bien agréable, mais je ne pense pas que ce soit bon signe…
Tout est tellement différent ce printemps. Pas sûr que vous puissiez fêter votre mariage dans la grange cet été, comme vous l’avez prévu !
Je repense à ton téléphone d’hier. Nous avons été coupés deux ou trois fois, mais avons pu parler pendant une bonne demi-heure comme si tu étais à côté de moi. Et dire que vous êtes confinés à 200 km d’Istanbul… Heureusement que WhatsApp ignore les frontières fermées.
Tu me parles de la petite maison à courants d’air où vous êtes installés près de la ferme où vous faites du woofing. Vous allez chercher l’eau à la rivière, vous rechargez vos portables grâce à un panneau solaire. Nous évoquons le temps où nous n’avions pas le téléphone au chalet, l’épopée des talkies-walkies où nous tentions d’hypothétiques communications à heure fixe avec ta grand-mère, qui relayait du village les messages de nos amis…
Maintenant, où que je sois et où que tu sois, je reçois de tes nouvelles : une photo de vous deux, un mets local que vous avez apprêté, une légende sous un paysage. Un flot de messages qui a peu à peu remplacé nos longs courriels des années passées. Des lettres sans enveloppe et sans timbre, mais où je pouvais lire entre les lignes ton énergie ou tes baisses de moral. Je t’entends d’ici : « Mais Maman, il faut vivre avec son temps ! »
C’est vrai que ces échanges instantanés ont aussi du bon. Quand je t’ai envoyé la photo de mes œufs de Pâques, tu as aussitôt réagi : « Ah bon, c’est vendredi Saint ? » Et le lendemain, je découvrais sur mon petit écran la photo de ta corbeille d’œufs teints à la pelure d’oignon. J’ai eu des larmes au bord des yeux. J’ai pensé à ma mère qui mettait de côté les précieuses pelures comme le faisaient déjà sa mère et sa grand-mère. Et voilà que ce rituel est aussi le tien maintenant. Il nous relie par delà les frontières et l’incertitude de nos retrouvailles.
Je te serre dans mes bras.
Madeline Demaurex
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