Laure, 90 ans: « Mon désir pour lui est resté intact » !

Laure vit à Vevey dans un appartement protégé. Complice avec ses enfants, elle leur a parlé de sa lettre: ils l’ont encouragée à l’envoyer. ©Sandra Culand/DR
Laure, 90 ans, nous a écrit pour partager un émoi amoureux qui la tenaille depuis ses 30 ans. Une belle histoire ! Et l’occasion de comprendre pourquoi attirances et sentiments amoureux éprouvés dans la jeunesse peuvent faire vibrer tout au long de la vie.
Si Laure avait connu l’adresse de l’homme aux yeux couleur tilleul, elle lui aurait sûrement envoyé sa lettre. Comme l’inconnue du roman de Stefan Zweig (Lettre d’une inconnue), qui se décide, un soir, à écrire à l’homme qu’elle a toujours secrètement aimé pour se faire reconnaître de lui. C’est à lui que Laure, qui vient de fêter ses 90 ans, aurait demandé si la très vive attirance qu’ils ont éprouvée l’un pour l’autre, il y a une soixantaine d’années, continue aussi à hanter ses souvenirs. Mais ne sachant pas où il habite, ignorant même s’il est toujours vivant, elle a écrit à la rédaction de générations.
Sa lettre manuscrite raconte la découverte de sensations qu’elle n’avait jamais perçues avant la rencontre avec cet homme « qui l’a immédiatement attirée, chavirée, bouleversée » (ce sont ses mots), et elle pose cette question : « Les hommes ressentent-ils cette sensation pour toutes les femmes ? » Ce qui, en creux, revient à nous demander si, pour cet homme aussi, Laure a été unique et inoubliable.
Quel émouvant partage de la part de cette fidèle lectrice ! Evidemment, nous y avons été sensibles. Nous avons donc décidé de rencontrer Laure, puis de comprendre par quelle magie les émois amoureux de jeunesse pouvaient distiller une pulsation secrète du côté du cœur, tout au long de la vie. Car Laure n’est pas la seule à chérir un jardin secret qui agit comme un espace de ressourcement. Et de plaisir jamais épuisé.
Une sorte de coup de foudre
On pourrait faire démarrer l’histoire de Laure, dans ce club à whisky de Genève, au début des années 60, où elle accompagnait parfois son mari. Elle a alors une petite trentaine et est déjà la mère de deux enfants. Ce soir-là, elle porte un ensemble en jersey gris, « près du corps, mais élégant ». Comme à son habitude, Laure est silencieuse, se jugeant insignifiante et indigne de prendre la parole devant les connaissances huppées de son époux banquier. Et voici que, soudain, la porte du club, qui fait aussi office de dancing, s’ouvre sur un homme qui regarde vers l’intérieur de la salle. « Il n’avait rien d’extraordinaire, d’autant que je ne le voyais que de profil. Mais j’ai éprouvé une sorte de coup de foudre. » Quand il s’approche de Laure pour l’inviter à danser, car il la croit célibataire, elle découvre un regard magnifique et des yeux d’un vert tilleul.
Leurs corps s’entendent si bien qu’ils dansent ensemble pendant des heures. Le charme va opérer encore plusieurs fois, plusieurs soirs. La fête de l’Escalade leur donne même l’occasion de se rencontrer autrement. D’autant plus qu’une pluie torrentielle les oblige à trouver refuge dans la voiture de l’homme. Ils échangent quelques baisers. Cette courte disparition inquiète le mari de Laure, qui lui défend désormais de danser au club. Il est persuadé que sa femme lui a été infidèle.
« Avec les yeux »
« J’ai continué de l’accompagner dans ce club juste pour apercevoir l’homme aux yeux tilleul. Je le voyais danser avec d’autres femmes : il ne m’invitait plus, il savait que cela m’était interdit. J’imagine que, à cause de sa profession, vendeur de voitures, laquelle n’était pas aussi prestigieuse que celle de mon mari — les banquiers faisaient partie de l’aristocratie genevoise — il n’a pas cherché à forcer le destin. Il a respecté l’interdit. Cependant, nous nous regardions intensément. Nous faisions l’amour avec nos yeux. »
L’attirance que Laure ressent pour cet homme projette une ombre sur son mariage : elle n’a pas connu de désir pareil pour son mari. Certes, elle s’entend bien avec lui. Mais comme avec un ami. Jamais, elle n’a pareillement vibré, jamais, elle ne s’est sentie aussi vivante. « J’étais la cadette d’un aîné brillant, je n’avais pas beaucoup intéressé mes parents, qui m’avaient un peu abandonnée dans mon coin. N’ayant pas pu faire les études qui me tentaient, dessinatrice de mode, je me suis mariée à 21 ans à un homme intelligent — il avait deux licences —; il maniait bien l’humour et se sentait à l’aise en société. Je croyais que cela suffirait à me rendre heureuse. De fait, il me manquait l’essentiel : de l’attirance pour lui. »
Laure restera mariée à son mari encore une dizaine d’années. Elle devient mère d’une troisième enfant. Mais le couple se désagrège peu à peu. Le mari de Laure se venge de la prétendue infidélité de son épouse, dont il n’a jamais parlé avec elle, en devenant volage. « Les non-dits dans les couples sont de véritables poisons. Ils sont sources de malentendus. » Car, contrairement à ce qu’a imaginé son mari, Laure a résisté à son désir. D’ailleurs, elle se revoit attraper son sac à main et bondir hors de la voiture de l’homme aux yeux tilleul, le fameux soir de l’Escalade, pour ne pas succomber totalement. « Mon désir pour lui est resté intact en moi et je n’en ai plus éprouvé de pareil pour quiconque. » Laure finira par divorcer : elle changera de vie, trouvera du travail, connaîtra d’autres relations amoureuses.
Pourtant, à 90 ans, elle se demande toujours si elle n’est pas passée à côté d’une grande histoire. « Peut-être que, en le connaissant mieux, cet homme ne m’aurait pas intéressée : une attirance peut se manifester pour des personnes qui n’ont pas les mêmes goûts que vous. Peut-être que, en passant à l’acte, j’aurais été déçue. Mais peut-être pas. Qui sait ? » En tout cas, ce souvenir continue à illuminer ses yeux. Et à infuser en elle une sorte de fièvre amoureuse.
L’effet revigorant des jardins secrets
Laure a-t-elle été envoutée ? A-t-elle, sans le savoir, bu, il y a soixante ans, dans le club à whisky de Genève, un vin herbé, qui aurait agi comme le philtre magique sur Iseult s’entichant par erreur de Tristan ? Nulle magie là-dedans. C’est juste, comme l’explique le psychiatre et psychanalyste Robert Neuburger que « le non-fini » a créé de l’infini. Il est probable, selon lui, que, si Laure était passée à l’acte avec son danseur, elle ne penserait plus à lui, aujourd’hui. « Voilà pourquoi, il vaut mieux avoir des remords que des regrets », souligne-t-il, de la malice dans la voix. « Car les regrets sont plus entêtants. En enfermant son désir dans son jardin secret, votre lectrice l’a fait prospérer ! Cela dit, les jardins secrets sont des refuges bien pratiques auxquels s’accrocher quand les choses ne se déroulent pas comme on l’espère : on y retrouve ce qui a été positif et constructif dans sa vie. Ils agissent comme d’excellents antidépresseurs, et marchent souvent bien mieux que les petites pilules. Ils représentent un espace intime de ressourcement. »
Une éternité de frustration
Le jardin secret de Charles a agi comme tel, pendant des années. Quarante exactement. Mais une éternité au niveau du ressenti ! A 19 ans, Charles a rencontré Clémence lors d’un bal organisé par leur commune du canton de Vaud. Ils ont dansé, ils se sont plu, ils ont commencé à se fréquenter et à se découvrir de plus en plus d’affinités. Au point qu’ils se sont mis à échafauder des projets d’avenir. « Pour qu’on se marie, il fallait attendre que je finisse ma formation d’électricien. J’ai eu l’opportunité de partir un an en Suisse allemande, où j’avais la certitude d’apprendre des techniques nouvelles. Clémence était d’accord. Je me suis donc installé à Winterthour. Mais, lorsque je suis rentré, douze mois plus tard, Clémence m’avait remplacé. Elle avait rencontré un autre gars du village… Pire, elle était tombée enceinte de lui. Nous n’avions plus d’avenir ensemble. J’ai été terrassé par le chagrin. Je ne comprenais pas comment Clémence avait pu nous oublier. Nous sacrifier. »
Charles décide de quitter sa région natale pour s’installer dans le canton de Neuchâtel. Il dégotte un travail qui lui plaît et, un peu plus tard, une jeune femme un peu délurée qui l’amuse et le dévergonde. « Andrée était en avance sur son époque. Elle vivait comme une femme libre et indépendante : elle gagnait sa vie, conduisait, se maquillait, picolait volontiers, fumait comme un pompier. Au tout début des années 60, c’était totalement inhabituel. C’est elle qui m’a draguée. En me demandant du feu. » Charles se laisse faire. Et même épouser. Après les naissances de deux garçons qui ont assagi Andrée, et l’ont peu à peu transformée en mère au foyer lascive et déprimée, Charles a réalisé qu’il n’avait pas fait le bon choix amoureux. « Je pensais à Clémence, je me demandais si, elle aussi, avait la nostalgie de ce que nous avions vécu ensemble. Mais je n’osais pas l’appeler. »
Le temps passe. Charles compense son insatisfaction conjugale en travaillant beaucoup, en acceptant toutes sortes de responsabilités communales. Ses fils grandissent et Andrée tombe malade. Une maladie évolutive et dégénérative qui transforme Charles en aidant. Il n’a plus une minute pour lui. D’autant moins que Andrée est exigeante. Tyrannique même. Quand Charles n’en peut plus, il relit les lettres de Clémence. Il se demande si elle pense encore à lui. Quand Andrée décède, Charles a 81 ans. Un vieil homme sur le papier. Mais dans son corps, dans sa tête, dans son cœur, il se sent encore vigoureux et avec de l’avenir devant lui. « J’ai réalisé que mon amour pour Clémence était demeuré inaltéré. Et que je ne pouvais plus continuer de vivre sans reprendre contact avec elle. »
« Enfin… »
Charles mène quelques recherches. Clémence n’est pas difficile à retrouver : elle n’a pas changé de village. Un soir, le cœur battant, il compose son numéro de téléphone. « J’avais prévu de raccrocher si j’avais entendu la voix de son mari. Mais c’est la sienne qui a résonné dans mon oreille. J’ai bredouillé un timide : « C’est Charles. » Elle m’a répondu : « Enfin, tu te décides à m’ap-peler ? Tu m’as pardonnée, alors ? » Elle était toute guillerette. Elle m’a expliqué qu’elle était divorcée depuis plusieurs années et m’a proposé qu’on se raconte nos vies en face-à-face. Je l’ai tout de suite reconnue. Elle avait les cheveux blancs, pris quelques kilos et quelques rides, mais la douceur de son regard et son sourire étaient inchangés. Dès que je l’ai retrouvée, mon amour a repris avec la même intensité. Le sien aussi. » Charles et Clémence ne sont plus quittés pendant neuf ans. Jusqu’au décès brutal de Clémence qui a fait un AVC, il y a six mois. Depuis, Charles tourne en rond. Et broie du noir. La disparition, cette fois définitive, de Clémence l’a plongé dans un grand désespoir. Il regrette le temps perdu. « Je m’en veux tellement de n’avoir pas rappelé Clémence plus tôt, d’avoir manqué de courage. J’ai été si heureux avec elle. J’ai l’impression d’avoir gâché ma vie. » Un psychiatre l’aide à remonter la pente pour profiter des mois, voire des années, qui lui restent.
Amoureux de sa jeunesse
Comment expliquer la longévité de ces attachements ? Celui de Laure pour son danseur ou celui de Charles pour Clémence ? Ou encore celui de Suzette pour Francesco, les personnages inventés par Fabien Toulmé, l’auteur du roman graphique Suzette ou le grand amour, à partir d’histoires bien réelles (lire encadré) ?
Pour Robert Neuburger, la réponse est simple : les attirances sexuelles et sentiments amoureux ont traversé les années sans s’affadir, car ils ont été éprouvés au temps de la jeunesse. « Ce que l’on ressent quand on est jeune est plus persistant, car cela a un goût de première fois. C’est donc marquant. Cela s’incruste dans la mémoire des émotions et dans celle du corps. Même si on retombe amoureux plus tard, les émotions ressenties n’ont plus cette fraîcheur. Elles ne produisent plus cet effet enivrant. Voilà pourquoi les premiers attachements sont souvent indélébiles. » Pas toujours avec raison, cependant ! Certaines retrouvailles s’avèrent décevantes ! Autre raison de cette persistance des sentiments évoquée par le spécialiste du couple : la familiarité. « Avoir des souvenirs communs, qui prennent racine dans la jeunesse est un ciment puissant. Avoir aimé la même musique, avoir connu la même bande de copains, cela représente un patrimoine important. La familiarité permet d’aborder, avec moins d’appréhension, le terrain de l’intime. »
Qu’on les ranime ou non, ces émotions amoureuses de jeunesse (éprouvées aussi bien par les femmes que par les hommes, à bon entendeur, Laure), qu’il est réconfortant de savoir qu’elles sont là. Prêtes à être exhumées de l’oubli, ne serait-ce que pour y puiser le souvenir du piment ou de l’élan qui manque parfois pour aller de l’avant.
Véronique Châtel