La grande vadrouille de « mémé », 101 ans

Dominique, la grand-mère vadrouilleuse, avait 102 ans lorsqu'elle a passé par Alméria en Espagne en mars 2019. © Fiona Lauriol
A 101 ans, dans son Ehpad (EMS), Dominique dépérissait à vue d’œil. Fiona, sa petite-fille, a refusé la fatalité. En 2017, elle a embarqué «mémé» pour un extraordinaire road-trip de près de trois ans.
Les médecins ne lui donnaient plus beaucoup de temps à vivre. Hospitalisée à 100 ans dans un Ehpad, en région parisienne, Dominique dépérit. C’est alors que son destin bascule dans une direction inattendue. Fiona Lauriol, sa petite-fille de 35 ans, vient lui rendre visite. Face au sort de sa grand-mère, un sentiment de révolte submerge cette femme éprise de liberté. «Et si j’étais à sa place, dans un mouroir, gavée de médicaments, à compter les heures face à un mur blanc, ne voudrais-je pas que quelqu’un vienne me sauver?»
Pour Fiona, qui voyage depuis sa plus tendre enfance avec ses parents en Europe, en Afrique et en Asie, c’est l’évidence même. Faut faire sortir «mémé» sans plus attendre. Ni une ni deux, elle commence par l’emmener tout d’abord chez elle, en Vendée, avant d’entreprendre, avec elle, un périple de trois ans en camping-car dans le sud de l’Europe. Une histoire qui tient du conte moderne, mais pourtant bien réelle, joliment racontée dans un livre intitulé «101 ans, "mémé" part en vadrouille»*, publié chez un petit éditeur breton, «choisi pour ses valeurs humanistes et son projet de rendre le monde un peu meilleur».
Trouver l’équilibre
Sur la plage de la Fosca, en Espagne, en janvier 2019. © Fiona Lauriol
Dans un style très direct, avec une bonne dose d’humour et, surtout, des accents de sincérité, Fiona écrit avec la même verve que lorsqu’elle nous parle au téléphone: «Vous vous demandez certainement pourquoi je me suis embarquée dans ce genre d’embrouille. Suis-je son unique petite-fille? Réponse: non, mais d’aucuns diront que je suis la seule célibataire, donc qui n’a pas de vie à elle. Suis-je sa petite-fille préférée? Réponse: certainement pas, elle a même voulu me marier de force à mes 15 ans et trois mois à un branleur, voleur sur les bords, sous prétexte qu’il était le petit-fils de sa meilleure amie et que, vu ma tête, je ne trouverais pas mieux. Vous vous dites donc qu’elle a été une grand-mère très affectueuse? Réponse: je n’en ai pas le moindre souvenir. Un geste sincèrement tendre de sa part? Je ne sais même pas si elle a compris que l’argent n’achète pas l’amour des siens.»
Après six mois de cohabitation, «très durs», durant lesquels Fiona et Dominique, deux forts caractères, apprennent à vivre ensemble, la possibilité d’un premier voyage se dessine. Auparavant, quelques réglages sont nécessaires: Fiona pose ses limites. Elle attend un minimum de politesse de sa grand-mère qui lui parle mal et ne dit jamais «merci» ou «s’il te plaît». Dans le même temps, Fiona comprend que le caractère acariâtre de son aïeule provient d’une enfance très pauvre dans les rizières italiennes, avant un mariage de raison avec un maçon et une immigration en France.
Avant de se lancer dans l’aventure, Fiona, active dans l’immobilier, suit également une brève formation d’aide-soignante. Reste un détail à régler. Et pas des moindres: «Mes parents ont accepté de me laisser partir avec «mémé», à condition qu’ils puissent nous suivre dans leur propre véhicule, en cas de pépin. Nous ne sommes pas trop de trois pour nous occuper d’une centenaire en fauteuil roulant.»
La vie à bord s’organise
Nord de l’Espagne en octobre 2019. Fiona et sa grand-mère cassent
des noisettes devant leur camping-car. © Fiona Lauriol
Cette fois, plus rien ne retient Fiona et Dominique qui partent dans un premier temps à bord d’un camping-car décoré d’un panneau «101 ans, "mémé" part en vadrouille». Direction le sud de la France. Les parents Lauriol suivent dans leur fourgon. La vie à bord s’organise: «Pour sa toilette, j’ai installé une petite piscine gonflable dans le couloir», précise Fiona. Ayant vécu son enfance et sa jeunesse dans un village sans eau courante, Dominique a conservé l’habitude de ne pas se laver tous les jours. Sa petite-fille confie avoir dû sans cesse se rappeler que «mémé» est née en 1917 et qu’elle appartient à une autre époque.
L’équipage avance par sauts de puce: quelques dizaines de kilomètres pour ne pas fatiguer la baroudeuse centenaire. «Dès que nous arrivons quelque-part, je l’emmène se promener en fauteuil roulant. Elle est émerveillée, n’imaginait pas que tant de beaux paysages puissent exister.»
Après avoir quitté l’Italie pour la France à 34 ans, Dominique n’avait plus jamais voyagé. A la suite d’un petit accident (nez cassé), cette première étape s’interrompt. Retour en Vendée. Mais pas pour longtemps: «mémé» aimerait repartir «subito». Désormais, la « maison roulante » est le nec plus ultra pour la centenaire qui ne s’imagine plus d’autre horizon que les routes de l’Espagne et du Portugal. Durant ces trois ans de nomadisme, elle aura fêté ses 102 ans dans le parc naturel du Cabo de Gata, trempé ses pieds dans des sources d’eau chaude, chanté pour accompagner des musiciens de rue, assisté à son premier concert, et fait tamponner fièrement son Crédential à chaque étape du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle.
L’étape forcée du covid
Le 8 mars 2020, Dominique fêtait ses 103 ans auprès de sa petite-fille,
dans le camping-car garé à Muro D’Alcoy, en Espagne. © Fiona Lauriol
En mars 2020, le Covid-19 complique l’aventure. Quand le premier confinement est déclaré, Fiona et Dominique et leur escorte sont contraints de se confiner sur une aire de repos, dans un village au sud de Valence. Une vie de village s’organise avec une dizaine d’autres camping-cars. Fiona protège sa grand-mère des informations anxiogènes sur l’épidémie: «Le virus lui rappelait la grippe espagnole si meurtrière.» Dominique devient la «mascotte du camp».
Cela n’empêche pas le temps de commencer à passer très lentement. Dominique s’impatiente. Elle manifeste son désir de poursuivre le périple. Enfin autorisé à repartir, après un bref retour en France, le camping-car vise la Roumanie. Las! L’état de la baroudeuse centenaire se dégrade brusquement sur une route de Vendée. Le Samu embarque «mémé». Sur son lit d’hôpital, Dominique est inconsciente. Fiona la décrit ainsi: «Rayonnante, le visage apaisé, le sourire comblé et si paisible, resplendissant de bonheur.» La petite-fille fait ses adieux: «On y est arrivées, mémé!» Dominique s’éteint à l’âge de 103 ans, le 29 juin 2020.
Sur la plage de Zumaïa en Espagne, en août 2019, sur la route de
Saint-Jacques-de-Compostelle. En présence du papa de Fiona,
beau-fils de Dominique. © Fiona Lauriol
Fiona a profité du troisième confinement pour immortaliser avec son livre* les dernières années de Dominique. Une promesse qu’elle lui avait faite. Elle s’était aussi engagée à l’emmener dans son Italie natale. «J’ai donc poursuivi le voyage toute seule jusqu’à son village d’origine. J’y ai retrouvé trois de ses amies d’enfance, de 100, 98 et 95 ans.»
Aujourd’hui, quand elle ne sillonne pas les routes de France et de Navarre avec ses parents, avec toujours en tête et dans son cœur la présence de «mémé», Fiona donne des conférences pour faire part de son expérience hors normes. A chaque fois, elle fait passer le même message: «Quand on est toute la journée face à un mur blanc, tout le monde finit par radoter. Alors allez à la rencontre de vos aïeux. Prenez du temps pour vivre des moments avec eux. Sortez avec eux. Ecoutez-les.»
Nicolas Verdan
>> *Le livre: «101 ans, "mémé" part en vadrouille», Fiona Loriol, Editions Black Elephant.