Vive les carnets voyageurs !

« Depuis que je fais du carnet, j’en ai rempli une cinquantaine ! Certains sont tout petits et tiennent dans une poche. A chaque fois que je les rouvre, tous mes souvenirs reviennent. Même de voyages anciens » Emmanuelle ©DR
Se souvenir de belles choses en les croquant dans un carnet voyageurs, est une pratique qui séduit de plus en plus de randonneurs. Quatre carnettistes partagent leurs émotions.
Ils ne savent pas forcément dessiner, ceux qui, soudain, s’arrêtent au bord d’un chemin, à l’écart du tohu-bohu, et qui se plongent dans un carnet de poche avec un crayon, un pinceau ou une plume. Certains ont dû prendre des cours pour réussir à composer un paysage, esquisser une silhouette, représenter un bâtiment, comprendre la perspective, placer des touches d’aquarelle avec efficacité. Parfois, ils ont même dû écouter encore et encore la voix encourageante d’un accompagnateur pour oser remplir la belle page blanche d’un carnet tout neuf, tant ils avaient intégré l’idée, depuis l’école, qu’ils étaient nuls en dessin ! Mais leur désir de garder la trace d’une émotion ressentie dans un paysage a eu raison de leurs inhibitions et de leur manque de techniques académiques.
Réaliser un carnet de voyage est la portée de tous
Le moteur du carnettiste n’est pas le talent artistique, mais la curiosité et la sensibilité. C’est ce qui ressort des témoignages des quatre carnettistes romands que nous avons interrogés. Curieux, donc. Tout d’abord, le carnettiste est sorti de chez lui. Comme la célèbre écrivaine voyageuse Ella Maillart qui se répétait avant chaque grand voyage : « Il faut aller voir la beauté du monde, en attendant de savoir pourquoi je vis. » Or, cette beauté est partout, pas seulement dans des paysages lointains et exotiques. Aussi dans le petit bois à côté de chez soi.
Le carnettiste, généralement soucieux de l’environnement, sait faire son miel avec tout ce qui se trouve à sa portée, avec des moyens modestes et à la portée de chaque bourse. Mais, pour y parvenir, il doit apprendre à regarder. Donc à ralentir. Chacun l’explique avec ses mots : faire du carnet implique de se déconnecter des injonctions de vitesse et de performance qui conditionnent l’homme du XXIe siècle. C’est randonner sans chercher à faire des milliers de pas, c’est voyager sans essayer de tout visiter. Bref, c’est trouver un rythme qui permet aux émotions d’éclore. « Le paysage est une sorte d’interface entre moi et le monde », affirme la philosophe Régine Pietra, Professeur honoraire à l’Université de Grenoble. Contrairement à toute une tradition qui voudrait que le paysage ne soit donné que par la vue, il faut insister sur l’appropriation du paysage par tous les sens, en particulier par l’ouïe et l’odorat. Le paysage est un espace sensible. N’y a-t-il pas des paysages que nous reconnaîtrions de nuit par leurs bruits, leurs odeurs, la qualité de l’air ? » Le paysage se ressent à différentes strates du corps. Et, de l’avis des carnettistes, seul un dessin sur un carnet permet d’en restituer la mémoire.
Un moment de grâce
Pourquoi ? Parce que l’engagement pour immortaliser un moment de grâce n’est pas le même selon qu’on clique vite fait sur la touche photo de son téléphone ou qu’on sort son matériel de croqueur-dessinateur-aquarelliste. Dans le second cas, il faut s’asseoir, prendre place dans le paysage, et donc en devenir un acteur. Le corps tout entier participe alors à l’arrêt sur image : le postérieur ressent la chaleur d’un banc ou la douceur du sable sur lequel on s’est assis, le bras éprouve la fatigue à accompagner le mouvement du poignet qui ondule sur la feuille blanche, le visage ressent la proximité des autres visages qui s’approchent pour regarder… Au-delà d’une expression artistique personnelle, les carnets de voyage sont autant d’invitations à se relier au monde vivant autour de soi. Et à y trouver du sens.
Emmanuelle Ryser, 53 ans, Lausanne
« Je ne pars jamais sans ma trousse qui contient une paire de ciseaux, un tube de colle, deux ou trois stylos noir, une mini boîte d’aquarelle, un pinceau et des pinces pour tenir le carnet bien ouvert. Mes pages sont un mélange de techniques : dessin, aquarelle, collage et écriture »
« C’est mon père qui m’a offert mon premier carnet de voyage, de couleur jaune et turquoise, pour noter ce que je vivrais au cours d’un séjour à la montagne avec l’école. J’avais 11 ans. Depuis, je n’ai jamais cessé de tenir un journal intime ni de remplir des carnets de voyage. J’ai transmis cette passion à ma fille ! On ne s’ennuie jamais quand on est carnettiste. Il faut attendre quelque part, faire un long trajet en train ? J’entre dans mon carnet et je me retire de l’impatience. Je dessine, je note des réflexions, je collecte des souvenirs : un ticket de bus, un emballage de bonbon. Ouvrir mon carnet me donne souvent l’impression d’enfiler des lunettes spéciales. Je pose sur ce qui m’entoure un regard différent et j’en extrais ce que je trouve beau. Ou touchant. Pas besoin de partir au bout du monde pour être inspirée : mon carnet ne quitte pas mon sac. Ce que j’adore, avec cette pratique de carnettiste, c’est qu’elle étire le temps. Deux semaines de vacances quelque part se transforment en six semaines. Elles commencent avant de partir quand je me lance dans la fabrication de mon carnet avec du papier de récupération, en notant des infos utiles, en préparant des fonds de pages... Puis au retour, je fignole encore. Voyant comment les éclaboussures de café sur telle page, le dessin d’un enfant rencontré sur une place de village sur telle autre ou la déchirure d’une page arrachée par une femme refusant d’être croquée, peuvent s’harmoniser avec mes peintures et dessins. Un carnet de voyage, c’est une autre mémoire de soi. »
« Je fais des carnets pour qu’ils soient feuilletés et donc agréables à regarder. Souvent, je prépare des fonds de pages avant de partir en lien avec les endroits que je vais visiter » Emmanuelle Ryser
Thierry Jacob, 62 ans, Lavaux (VD)
« Créer un écrin pour un souvenir précieux »
« Janvier 2020 à Lavaux. Ici je suis chez moi. Les vignes, les villages et le lac sont mes principaux sujets de dessin. Je joue avec les perspectives et les proportions. Je gonfle les tours de Mayen et d’Aï enneigées derrière Treytorrents et le Clos des Moines. Les gradins des murs de vignes font toujours plaisir à dessiner avec leurs jeux géométriques et leurs ombres. Une mouette qui guette le poisson donne une touche de vie » Thierry
« Décembre 2019 dans le Briançonnais. Une belle promenade en raquettes. Les chamois et bouquetins rencontrés en chemin sont toujours de bons sujets de dessins. Quand il n’y en a pas, les génisses font l’affaire. Ici, le trait à l’encre souligne les rochers, la forêt couverte de neige du versant en face et les branches des pins »
« Je suis souvent revenu frustré par mes déplacements professionnels : n’avoir pas eu le temps de découvrir les pays que je traversais. J’ai donc entrepris des voyages loisirs, sac au dos. Randonner seul me permet d’être plus disponible pour les rencontres avec les gens locaux et les autres voyageurs. Je pars avec un gros appareil photo et un petit carnet de croquis, format poche. J’aime les deux, mais je préfère le carnet. Dessiner m’oblige à m’arrêter. C’est un temps que je me donne pour me laisser absorber par un paysage, une scène. Je ne dessine pas forcément des belles choses, mais des choses qui me parlent : un pont bizarrement construit, le vol d’un oiseau de proie, une montagne, un détail amusant. Je suis un amateur de bande-dessinée et ça a influencé mon style. Quand j’ouvre mon carnet, c’est avec le désir de retenir une émotion. De créer un écrin pour un souvenir précieux. J’ai l’impression de garder ainsi une trace de ce que j’ai vécu. La relation aux autres est très différente selon que je sors mon appareil photo ou mon carnet. Avec l’appareil, je suis un touriste ordinaire, mais l’arrêt sur carnet intrigue et crée un lien avec les gens. Plusieurs de mes plus beaux souvenirs de voyage viennent de communications autour de ces moments de dessin. De retour chez moi, la curiosité de mes proches s’exerce aussi différemment selon que je leur montre des photos, qui lassent vite ou mon carnet, plus intimiste, donc plus singulier. Je partage mieux mes voyages avec mes dessins. »
Retrouver les dessins de Thierry sur son blog
« Mai 2017 dans le Zhejiang. Quelques pagodes donnent tout de suite une touche exotique ! Devant les collines réduites à des aplats gris-vert et gris-violet, un tout petit peu de dégradés pour le feuillage des arbres et les reflets dans le lac »
« Avril 2019 au Népal. En grande randonnée, je dessine à la pause, souvent en vignette comme ici, et je remplis ensuite avec le texte de la journée »
« Avril 2021 au Tadjikistan. Un militaire en grande tenue faisait un shooting avec sa fiancée en robe de mariée. Vite, un croquis très minimal, noter le paysage à peine esquissé, la piste sans perspective et la voiture jouet »
Bastian Keckeis, 51 ans, Grolley, VD
« S’ouvrir à ce qui se passe autour de soi »
« J’ai toujours aimé dessiner : durant mes années de formation — dessinateur en bâtiment, puis en architecture paysagère — j’ai appris à faire des croquis. Plus tard, j’ai découvert l’aquarelle. Alors, j’ai commencé à remplir des carnets de randonnée et de voyage. Ce que je dessine — au crayon gris, puis avec de l’aquarelle et de l’encre de Chine — est motivé par une émotion : c’est une lumière particulière, une ambiance spéciale ou la forme d’une montagne. Je m’assois alors sur le bord d’un chemin, dans une prairie, sur le banc d’une place publique. Je garde un souvenir merveilleux d’un voyage au Mexique où des Mexicains, curieux, s’étaient penchés sur mon travail et avaient rigolé avec moi. Cela avait été un beau moment de partage. Quand on prend le temps de détailler le paysage et de l’observer sous toutes ses coutures, on découvre des détails, des nuances. Parfois, les animaux s’habituent à notre présence et alors ils sortent de leur cachette. Je pense à cette biche qui est passée devant moi dans une forêt où je peignais. Etre carnettiste permet de voyager autrement. L’objectif n’est plus de visiter tout ce qu’il y a à voir, mais de s’imprégner des endroits qui nous touchent le plus pour en garder une trace. On doit ralentir le tempo pour s’ouvrir à ce qui se passe autour de soi. Moi, qui suis sensible à l’environnement et à sa préservation, je me retrouve complètement dans ce loisir qui revêt une dimension durable. Un carnet prolonge un voyage, et permet aux sens de s’en souvenir longtemps… »
« Sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle qui passe par Rocamadour, magnfique coup d’œil sur Tournons-d’Agenais, un vieux bourg perché. Cette page contient aussi une plume ramassée sur le parcours » Bastian Keckeis
« Bac étonnant permettant de traverser la frontière germano-suisse avec la seule force du courant. Il me semblait indispensable dans mon carnet » Bastian Keckeis
« Vieux « grotti », ces constructions en pierre typiques du Tessin, découvertes en redescendant des crêtes du Val Blenio » Bastian Keckeis
Brigitte Privat,72 ans, Granges-sous-Trey (VD)
« Modifier son rapport au temps »
« Ma plus mauvaise note au lycée, c’était le dessin. Je suis venue au carnet de voyage par l’aquarelle. Mon goût pour les couleurs m’a aidée à prendre confiance en moi. J’ai fait des stages dans des groupes de carnettistes où j’ai appris des techniques de dessins. Aujourd’hui, je parviens à représenter, à peu près, ce que je veux ! Que ce soit en voyage ou en balade autour de chez moi, c’est mon ventre qui me dicte quand ouvrir mon carnet. Je dessine à l’émotion : soudain un détail s’impose. C’est un balai qui traîne devant le palais du Taj Mahal, le vêtement d’une femme ou une lumière. Je croque vite : en une demi-heure, j’ai saisi ce qui m’importait. Je ne cherche pas à faire des carnets jolis, mais vivants. Feutres et aquarelle, collages de récupération, textes… pour moi, tout est bon pour tenter de restituer un lieu. Tant pis si un dessin est raté. Le fait de s’asseoir dans un endroit choisi pour en garder une trace dans son carnet marque intimement. Il me suffit ensuite de rouvrir mon carnet — j’ai un mètre de carnets de voyage chez moi ! — pour que tout le contexte de ce moment de grâce me revienne. Le carnet de voyage est un bon médiateur entre soi et l’extérieur. Il permet d’extérioriser des ressentis pas toujours positifs d’ailleurs. Il m’est arrivé d’écrire — le langage tient une bonne place dans mes pages —- que tel endroit puait. L’avoir écrit m’avait libérée et allégée. La magie du carnet réside dans le rapport au temps qu’il modifie. Dessiner fait ralentir et sortir de l’agitation. »
« Je sais pas très bien dessiner les personnes, alors je me concentre sur les attitudes du corps. Ou sur les détails. Les touches d’aquarelle colorées apportent ensuite du relief » Brigitte
« Même quand mon intention départ est loupée, je conserve mes pages dans leur « jus » d’origine ! Leurs imperfections participent à restituer la scène que j’ai choisi de croquer. Mes annotations traduisent souvent mon état d’esprit du moment : les relire me reconnecte immédiatement au passé »
Véronique Châtel