Senior au volant : « Ce jour où j’ai décidé que je ne conduirai plus »

François, discret, préfère demeurer anonyme. Il nous montre son permis perforé et ses billets de transports publics prépayés. ©DR

Toujours plus nombreux au volant sur les routes suisses, les seniors n’en sont pas moins davantage incités, par les villes et les cantons, à privilégier les transports publics. 

« J’ai réfléchi. Et j’ai décidé que la voiture c’était terminé. Un beau jour, j’ai passé une annonce pour la vendre. Le lendemain, un monsieur s’est présenté. C’était le modèle exact qu’il recherchait. » Quand son acheteur a sorti la petite A1 de ce qui allait tout soudain être son ex-place de parc, devant son immeuble, proche du parc Milan, à Lausanne, Pierre-Alain Wehrli, 74 ans (lire son témoignage dans l’encadré) a passé sans transition du statut d’automobiliste à celui de piéton.  
Loin d’être anodine, la renonciation au « bleu », comme on a longtemps désigné le permis de conduire, tient parfois presque d’un rite de passage : soulagement pour les uns, regret ou manque, nouvelle forme de liberté, les réactions varient en fonction de l’histoire personnelle.

En tous les cas, quand il s’agit de se soumettre à un premier examen d’aptitude à 75 ans, rares sont celles et ceux à prendre à la légère ce test. Il faut dire aussi que les seniors sont toujours plus nombreux sur les routes suisses. Et, dans le même temps, cette même catégorie de la population fait, aujourd’hui, l’objet d’une attention soutenue des collectivités publiques qui multiplient les incitations à lâcher le volant. Les cantons romands sont au front pour pousser les seniors vers les transports publics. Leur stratégie consiste essentiellement à leur proposer un prix avantageux sur les transports publics, à l’instar, par exemple, d’un rabais de 200 francs sur le prix de l’abonnement général CFF. Vaud mise sur des abonnements à demi-prix pour les transports publics du réseau local. Les cantons de Neuchâtel et du Jura ont, eux aussi, des offres comparables. A Fribourg, entre autres mesures, on propose des cours pour familiariser les aînés aux transports publics. On  apprend à se familiariser avec les automates à billets ou à s’orienter dans une gare. En attendant, pour l’heure, comme en témoignent bon nombre de statistiques, la voiture demeure leur moyen de locomotion privilégié.

 

Pas facile de détourner les seniors de leur automobile ?

« Aucune augmentation significative du nombre de dépôts de permis n’a été remarquée dans le canton de Vaud depuis l’entrée en vigueur de l’action de prévention, observe Céline Mesnoua, du Secrétariat du Département du territoire et de l’environnement. Le nombre de permis déposés par année varie entre 1600 et 2000 depuis dix ans. »

 

Une sensation de malaise et des petits accidents sans gravité ont décidé François, 83 ans, à renoncer à conduire.

François, 83 ans, se souvient encore d’avoir passé son examen pratique de conduite sur une Renault « toute arrondie ». Son permis lui est établi le 17 mars 1957. François va sur ses vingt ans. Soixante-quatre ans plus tard, le 23 août 2021, une circulaire du Service des automobiles et de la navigation confirme « sa renonciation au droit de conduire ». Son document lui est retourné avec quatre perforations, « à titre de souvenir ». Au tout début des années soixante, ingénieur dans le domaine pétrolier, employé par une compagnie française, il pilote une Land Rover dans les sables d’une Algérie tout juste indépendante.

En Suisse, pendulaire entre Lausanne et Genève durant vingt-quatre ans, il voyage en train, sans renoncer pour autant à la voiture. « Mon enthousiasme pour l’automobile aura été inversement proportionnel à l’augmentation du trafic sur nos routes. » Il en fait notamment l’expérience quand il va trouver sa famille à la Tour-de-Peilz : « Je me suis rendu compte que le soleil me gênait plus que de coutume, j’ai ressenti également un malaise grandissant sur les voies étroites en raison des travaux sur l’A9 entre Lausanne et Vevey. »

A 70 ans, François a passé un premier test sans souci. Puis la loi a relevé l’âge de l’examen à 75 ans. A nouveau, il démontre toute son aptitude à la conduite. Atteint dans sa santé à la suite du décès de sa femme, il crève un pneu en tapant le trottoir dans un giratoire. La décision viendra d’elle-même : « Je n’ai pas eu besoin d’un examen supplémentaire pour déceler mes faiblesses et pour comprendre qu’il me fallait laisser tomber le permis. » 
Un jour, François se rend à Oron, au garage Peugeot où il a acheté sa petite 208. « Je leur ai demandé à combien ils me la reprendraient. Ils m’en ont proposé un prix très intéressant. » Lorsqu’il se décide à vendre sa voiture, le garage lui propose aimablement de le reconduire chez lui. « Dans une Land Rover », s’amuse François.

 

Seniors: toujours plus nombreux au volant

A l’échelle nationale, l’attachement des seniors au volant se vérifie dans l’évolution des titulaires de permis au fil des ans. Le tableau Excel que nous fait aimablement parvenir Guido Bielmann de l’Office fédéral des routes (OFROU) est sans équivoque : « Vous constaterez que, dans la catégorie 65 à 74 ans, on note une croissance continuelle (+ 3 % entre 2019-2020). Dans la catégorie des 75+, il y a une croissance de 5 % entre 2019 et 2022. » L’espérance de vie n’est bien sûr pas étrangère à ce phénomène.
En kilomètres parcourus au volant, même constat : 8,81 km par jour en 1994 contre 12,13 en 2015. Et, quand l’on compare l’utilisation de l’automobile individuelle avec celle du train, la tendance est similaire dans cette même catégorie de la population : entre 1994 et 2015, toujours plus de seniors se sont déplacés en voiture. Chez les 80+, le temps de trajet automobile journalier moyen en Suisse par personne passe de 6,81 minutes en 1994 à 12,43 en 2015, contre 2,18 à 3,39 en train.

 

Pas plus responsables d’accidents

Les statistiques fournies par l’OFROU permettent aussi de tordre le cou à une idée reçue, par ailleurs souvent combattue par le TCS : « Non, les seniors ne sont pas les premiers responsables d’accidents de la route. » 

En 2020, sur un total de 48 662 accidents routiers en Suisse, 7136 accidents avec au moins une voiture de tourisme sont intervenus avec un conducteur âgé de 65 ans ou plus. Sur ce nombre, la responsabilité du conducteur senior (65+) est avérée dans 5458 accidents (de tous types, avec dommages matériels et dommages corporels).

En Suisse, le Bureau de prévention des accidents estime par ailleurs que, environ 25 personnes par année ont perdu la vie, en moyenne, à la suite d’un accident par une personne conductrice de plus de 70 ans. A 14 reprises, c’est la personne conductrice elle-même qui est décédée. Bien entendu, ces chiffre n’enlèvent rien à la question cruciale de l’aptitude à la conduite. Les changements dus à l’âge et à la diminution de certaines facultés physiques (vision, ouïe, mobilité, réactions plus lentes) ont sans aucun doute une incidence sur l’aptitude à la conduite.

Avec l’augmentation de l’espérance de vie, le relèvement de l’âge de l’examen obligatoire dès 75 ans, en 2016, n’aura pas été une surprise. A noter aussi que de plus en plus de véhicules sont munis de systèmes d’assistance facilitant une conduite sûre. De tels dispositifs n’existaient pas lorsque les seniors ont appris à conduire. Encore faut-il apprendre leur utilisation pour profiter de leurs avantages.

 

Cours de conduite et outils de prévention 

Pour ce qui est de la conduite proprement dite, divers modules de formation continue sont à la disposition des seniors, même avant l’âge des examens obligatoires. Libre à chacun de rafraîchir ses connaissances grâce à un cours de conduite axé sur la sécurité. En collaboration avec le TCS ou avec l’Association des moniteurs de conduite, diverses organisations, telle que Pro Senectute, proposent des cours de conduite combinant théorie et pratique. Le bloc théorique permet en général de connaître les nouveautés en matière de panneaux de signalisation, de marquage et de réglementation, tandis que la partie pratique consiste en une séance de conduite individuelle avec un moniteur d’auto-école dans sa propre voiture.

« Le TCS offre des cours pour les seniors afin de rafraîchir leurs connaissances — autant pour ce qui est des nouvelles technologies embarquées dans les automobiles que des changements dans les règles de conduite, ces dernières années — et les soutient dans leur besoin de rester mobiles », rappelle Laurent Pignot, responsable de la communication. 

 

Responsabilité individuelle 

A côté de son activité de médecin généraliste à la Maison de la Santé du Haut-Lac de Vouvry (VS), Maude Panchaud Cornut a également eu une longue activité comme médecin agréée au Centre d’évaluation médicale de l’aptitude à la conduite à Lausanne. En plus de l’examen des chauffeurs professionnels et des seniors, cette spécialiste de la conduite dispose d’une expertise lui permettant d’évaluer des candidats présentant un handicap physique, des personnes blessées à la suite d’un grave accident, souffrant d’une grave maladie.

Elle est aussi habilitée à examiner, en deuxième instance, les personnes âgées si une deuxième évaluation est requise : « Parfois, les généralistes doivent faire face à des personnes mécontentes. Le patient peut dès lors demander une seconde évaluation. Une contre-expertise est possible par un médecin ayant suivi une formation plus complète. Mais, pour beaucoup, les gens se rendent compte le plus souvent par eux-mêmes de la baisse de leurs facultés. Il n’empêche, c’est très compliqué de renoncer à la conduite, car cela signifie une perte d’autonomie et d’indépendance. La majorité des gens qui déposent le permis d’eux-mêmes, le font cependant avant d’avoir eu des problèmes cognitifs. Les personnes à qui on retire le permis d’office représentent une très faible minorité. En cinq ans, j’ai ordonné seulement cinq retraits de permis. »

Mieux formés qu’avant à la question de l’examen de conduite, ainsi qu’à ses éventuelles conséquences psychologiques et sociologiques, les médecins traitants peuvent accompagner leurs patients seniors dans une forme de cheminement qui ne se limite pas à un simple test d’aptitude. Somme toute, l’identification du risque peut permettre au médecin d’accompagner la personne dans l’anticipation de sa vie après le permis, afin d’éviter les effets psychologiques d’une cessation brutale de la conduite.

La Dre Panchaud Cornut relève toutefois un écueil purement économique : « Les examens de conduite sont à la charge des patients, car ils ne sont pas pris par l’assurance de base. Pour des retraités ne disposant que de l’AVS, c’est un coût important. Sans compter qu’il n’y a pas non plus de tarif universel. » A Vouvry, elle voit venir de nombreux Vaudois à la Maison de santé. Ils s’y rendent volontiers, sachant que l’examen y est moins cher que sur la rive droite du Rhône. 

Au niveau de la recherche médicale, des efforts sont faits pour affiner la prévention dans ce domaine. En novembre dernier, Unisanté (Centre universitaire de médecine générale et santé publique, à Lausanne) a étudié les propriétés de dépistage des tests neuropsychologiques menés chez les personnes de plus de 70 ans pour évaluer leur aptitude à la conduite. Il en ressort notamment que deux tests simples, en particulier, permettent d’identifier les personnes sans problème de conduite important, mais qui présentent un risque plus élevé de rencontrer des difficultés quatre ans plus tard. Pour déposer le permis de conduire, on n’arrête pas le progrès. 
 

« Chez les seniors, la principale cause d’inaptitude à la conduite relève de troubles cognitifs. »

Médecin généraliste à la Maison de la Santé du Haut-Lac à Vouvry, Maude Panchaud Cornut a eu une longue activité comme médecin agréée au Centre d’évaluation médicale de l’aptitude à la conduite à Lausanne : « Des troubles de ce genre peuvent être difficiles à percevoir sans examens. C’est pourquoi une évaluation s’avère nécessaire. » 

Depuis 2016, les exigences fixées pour les médecins procédant aux évaluations d’aptitude à la conduite ont été réglementées dans l’Ordonnance sur l’admission à la circulation (OAC) révisée. C’est pourquoi, désormais, les médecins souhaitant réaliser des examens de médecine du trafic doivent être formés en conséquence selon un modèle à quatre niveaux. Cela explique qu’on ne fait plus la distinction entre les médecins de famille et les médecins agréés. Il s’agit simplement de savoir si le praticien a été dûment formé. Les exigences sont cependant moins élevées pour ceux qui examinent régulièrement des personnes âgées que pour ceux qui doivent évaluer des chauffeurs professionnels ou des personnes après un accident ou une maladie grave : « Beaucoup de généralistes se mettent à niveau pour rendre service à leurs patients, explique la Dre Panchaud Cornut. Les personnes qui n’examinent que des seniors sont libres de choisir la manière dont elles veulent acquérir le savoir nécessaire. » Habilitée à mener des examens de conduite plus poussés que ceux proposés aux seniors, la Dre Panchaud Cornut précise bien que les critères retenus pour évaluer les personnes âgées sont plus souples que chez les conducteurs professionnels.

Et en cas de doute ? «  Les médecins peuvent demander au Service cantonal des automobiles de mandater un spécialiste d’un niveau de formation supérieur si le résultat de l’examen d’évaluation de l’aptitude à la conduite est ambigu. » 
Le temps où certains médecins de famille amicaux ont pu avoir tendance à signer avec une relative complaisance un certificat d’aptitude s’éloigne. La possibilité de déléguer le rapport à des experts permet aux médecins d’éviter une évaluation définitive entachée d’incertitudes. « Nous effectuons une anamnèse et un examen clinique complet avant de faire passer des tests cognitifs de dépistage reconnus et validés, indique la Dre Panchaud Cornut. Selon les résultats obtenus, on ne va pas plus loin. S’il y a des valeurs pathologiques, on demandera un bilan plus complet dans un Centre de la mémoire. »

Pour ce qui est des outils de dépistages à proprement parler, des tests cognitifs de référence sont à disposition des médecins. La Dre Panchaud Cornut cite un questionnaire avec une quinzaine de thèmes portant notamment sur une évaluation de la mémoire, les calculs, et la représentation spatiale : le Mini Mental State (MMS). Très efficace, comme l’a démontré la récente étude d’Unisanté, le test de la montre est également déterminant : « Les personnes doivent recomposer un cadran d’une montre en replaçant les chiffres au bon endroit et ensuite placer les aiguilles selon l’heure qu’on leur indique. » 

Cette experte le dit bien : « L’aptitude dépend, avant tout, des pathologies existantes et de l’état de santé, de la vivacité d’esprit. Dès lors, un nonagénaire en forme peut mieux passer l’examen qu’une personne de vingt ans de moins. »
 

Nicolas Verdan

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