Pourquoi la dinde finit toujours par l’emporter?

La tradition de la dinde de Noël va-t-elle survivre à l'évolution des modes culinaires et sociales? © iStock
Dans certaines familles, les bisques de homard, coqs au vin et autres chapons farcis ne sont plus des plats souhaités sur la table du réveillon de Noël. Nouveau rapport à l’alimentation des jeunes générations oblige. Mais avoir une conscience écologiste, animaliste ou féministe mérite-t-il de remettre en question des traditions et des transmissions culinaires, si importantes dans la cohésion des générations?
Cette année, Liliane et Jean-Pierre ne savent pas ce qu’ils mangeront à Noël. C’est leur petite-fille, Elsa, une jeune trentenaire qui vient de prendre les clés d’un petit appartement à Moudon (VD), qui a décidé d’organiser le réveillon. «Son initiative nous fait très plaisir, même si on devine qu’elle ne perpétuera pas notre tradition familiale: étant végane, elle va remplacer l’habituel coq au vin par un plat de son invention. C’est-à-dire sans aucun produit d’origine animale: ni viande, ni lait, ni œuf, ni miel. Est-ce que cela ressemblera encore à un repas de Fête?» s’interrogent les deux octogénaires, qui se promettent de gober quelques huîtres avant d’aller chez elle, histoire de rester fidèles à leurs saveurs de Fête. Car ils ne se voient pas débarquer avec leur bourriche sous le bras et prendre le risque de froisser la sensibilité d’Elsa. «L’an dernier, la seule vision du foie gras sur la table l’avait agressée. Pendant qu’on mangeait nos toasts, et elle, la mousse d’avocat qu’on lui avait préparée avec amour, elle nous a sermonné sur notre égoïsme. Comment pouvait-on faire passer notre attachement à la tradition avant le bien-être animal? Ça avait un peu refroidi l’ambiance. Alors, cette année, prudence. On s’adapte. Et on privilégie les bonnes relations familiales.»
Même renoncement de la part de Michèle, invitée chez sa fille et son compagnon avec toute sa famille, qui, eux, ont choisi d’organiser un réveillon frugal. «Ils ont envie de faire simple: pas de mets gourmets hors de prix qui feraient exploser leur budget, pas de préparations compliquées qui les obligeraient à passer trop de temps en cuisine et pas de repas à rallonge qui bloquerait la famille autour de la table pendant des heures. L’important, ont-ils justifié, est qu’on se retrouve ensemble. J’ai proposé qu’on se répartisse les plats, et donc les frais et le travail: j’étais volontaire pour apporter des verrines salées et sucrées pour l’entrée et le dessert et qui sont faciles à manger autour d’une table basse, puisqu’ils veulent rester dans le salon. Mais ils m’ont rétorqué qu’il fallait apprendre à vivre plus sobrement. Donc, ça va être la surprise», rigole-t-elle, un peu jaune quand même. Elle comprend bien le message sous-jacent qu’on lui envoie: «Ma conception du réveillon de Noël avec une belle table parée de l’argenterie héritée de ma grand-mère, ma vaisselle en faïence, mes verres en cristal et mes recettes sophistiquées n’est plus d’actualité pour mes enfants.» Une remise en question que Michèle entend comme une contestation de tous les réveillons qu’elle a organisés auparavant. Ce qui la peine.
Pas simple de défendre son réveillon de Noël familial et ses traditions culinaires, transmises de génération en génération, quand les valeurs sociétales changent autour de soi, et que les plaisirs de la table, tels qu’on les connaissait sont bousculés. «Ma petite-fille, qui nous invite chez elle, m’a avoué qu’elle se réjouissait de me faire découvrir des recettes qui ne provenaient pas d’une époque où la cuisine était l’affaire des femmes au foyer. Comme si je faisais preuve d’anti-féminisme en ayant adopté les recettes de ma mère et de ma grand-mère. Cela m’a soufflée!», ajoute encore Liliane. Qui n’en veut pas pour autant à Elsa.
Touche pas à mon fumet!
Au prétexte que les consciences s’éveillent et que les goûts évoluent faut-il sacrifier la dinde aux marrons sur l’autel de la galette de tofu? Les délicieux fumets de plats mijotés qui attirent en cuisine et rassemblent autour de la table méritent qu’on se batte un peu pour qu’ils ne soient pas relégués dans la naphtaline!
Soit… Mais comment justifier que telle viande en sauce au menu ne soit pas un pied de nez balancé aux anti-viandards? En rappelant à sa petite famille et à sa descendance en particulier qu’une tradition culinaire familiale ne débarque pas sur la table par hasard. Elle véhicule une histoire. Partager un plat rituel ne se résume pas à ingérer une somme d’aliments qui ont été cuisinés: c’est aussi assimiler une mémoire.
Chez Marianne, 55 ans, si on mange de la joue de bœuf aux clous de girofle à Noël, une recette qui lui vient de sa grand-mère Juliette, c’est pour rester connecté à un récit familial. Que voici: la première fois que Juliette a invité ses beaux-parents pour réveillonner, elle leur a fait de la joue de bœuf en civet, une recette de son Charolais natal, qu’elle avait souvent dégustée lors de repas de famille importants, mais jamais encore préparée elle-même. Elle mitonne donc le plat avec application, du haut de ses jeunes vingt printemps, soucieuse de faire bonne impression. Dès que ses beaux-parents vaudois arrivent, tout le monde passe à table et goûte le fameux civet. Mais, horreur! Il a un goût atrocement prononcé de clous de girofle. A tel point que les invités, saturés, ne parviennent pas à terminer leur assiette et plus tard, réclament du pain et du fromage. «Toute la journée, ma grand-mère a été obsédée par cet échec, raconte Marianne. Elle a lu et relu la recette transmise par sa mère, puis demandé à son mari de la parcourir avec elle. «Regarde, j’ai suivi exactement ce qui est écrit: 300 g de champignons, 2 oignons, de l’échalote, 99 clous de girofle.». — «Comment, 99 clous de girofle, où vois-tu cela?», lui demande son mari. «Là, au bout de la ligne», montre ma grand-mère sur le cahier. Sur ce, mon grand-père éclate de rire: «Mais ma douce, «qq» clous de girofle, cela veut dire «quelques» clous de girofle en abrégé et non pas 99.» Quelque temps plus tard, Juliette reçut un petit sachet contenant 99 clous de girofle avec un mot signé de son mari: «Pour ta prochaine recette, je t’aime.»
A chaque Noël, les invités de Marianne savourent donc la joue de bœuf en même temps que cette romantique histoire. «L’an dernier, l’un de mes petits-enfants est arrivé avec des lunettes en forme de 99. Ce chiffre est devenu une sorte de mascotte familiale.»
Une louche d’anecdotes
Un plat peut aussi raconter des origines sociales. Ainsi chez François, 75 ans, le repas traditionnel de Noël est une carbonade à la flamande — de la viande de bœuf braisée à l’étouffée avec de la bière belge — qui rappelle aux différents membres de la famille qu’ils ne sont pas Suisses à 100% depuis toujours. Que leur père, grands-parents et arrières grands-parents étaient originaires du Pas-de-Calais en France. Au-delà de son origine géographique, il n’est pas rare que François évoque le passé de mineur des hommes de sa famille, la dureté de leur métier, les grèves pour obtenir de meilleures conditions de travail. «Deux de mes petits-enfants sont syndiqués, ce qui est rare dans la jeune génération. Je suis convaincu que ma carbonade de Noël arrosée à la bière et aux anecdotes de mon enfance a laissé des traces», se réjouit-il. Et de décrire les repas de Noël animés et bavards qui se prolongent sans que les uns et les autres ne manifestent de signes d’impatience. «Quand on parle de choses fondamentales, qui concernent chaque membre de la famille, le temps passe vite et même les plus jeunes, qui ont du mal à rester à table, se prennent au jeu. Ils posent des questions, d’année en année, souvent les mêmes, car ils aiment entendre les mêmes réponses.»
Voilà qui n’étonnerait pas les deux psychanalyste américains, Arthur Kornhaber et Kenneth Woodward qui ont démontré, dans «Grands-parents/petits enfants, le lien vital» (Ed. Robert Laffont), l’importance de la convivialité dans les relations grands-parents/petits-enfants. Ils ont remarqué que les enfants n’ayant pas de relations suivies avec leurs grands-parents dessinaient des repas familiaux avec une table vide, sans rien dessus.
A Noël, c’est ravioli!
Chez les Ondini, qui vivent dans le canton de Neuchâtel, le plat familial de Noël, des raviolis farcis à la sauge et à la ricotta, véhicule un savoir-faire spécifique. La recette qui vient de Toscane, la région d’origine de la «nonna» d’Elise 27 ans, fait référence à une époque où, faute de moyens, les gens mangeaient peu de viande et pas toujours à leur faim. «Nonna nous le rappelle régulièrement, tout en pesant scrupuleusement les ingrédients de sa recette. Car elle invite, qui veut, la veille du réveillon de Noël, pour fabriquer les précieuses «pasta». Elle officie dans sa cuisine et passe derrière nous, ses petites mains, pour commenter notre pétrissage, suggérer d’assouplir notre poignet pour mieux réussir les découpes de pâte, remplir les raviolis avec équité. Elle veut que sa recette lui survive et son tour de main aussi», explique Elise, qui n’imaginerait pas un Noël sans ces raviolis.
Pour justifier la présence d’un plat sophistiqué à l’heure de la sobriété, on peut donc se référer aux gestes techniques que sa confection a nécessité et qui sont transmis. Au-delà de la bisque de homard maison, c’est le concassage des carcasses de crustacés au couteau, puis au pilon, qu’on pourra faire saluer par les convives ou l’étape de la cardinalisation, puis celle du flambage des sucs au cognac ayant permis de développer les arômes. Le succès des émissions culinaires de type Top Chef ou de blogs de cuistots en herbe prouve que les coulisses de la cuisine séduisent et trouvent leur public.
«On peut vraiment amener les jeunes à s’intéresser à la cuisine en les initiant aux gestes techniques», constate Yvan Schneider, enseignant, spécialisé en option «éducation nutritionnelle et cuisine» et auteur d’un livre d’histoire de la cuisine et de l’alimentation en Suisse romande*. «Le nombre de gamins qui ne possèdent aucun rudiment de grammaire culinaire et ne savent pas même se cuire un œuf à la coque, est en augmentation constante depuis une vingtaine d’années. Souvent seuls pour gérer leur repas, notamment de midi, ils n’ont appris qu’à se réchauffer des trucs au micro-onde, du style pâtes en boîtes. Mais il suffit de leur expliquer comment détailler un filet de bœuf en émincé ou couper un oignon en rondelles fines avec dextérité, ou encore éplucher une patate le plus vite possible pour qu’ils se prennent au jeu et comprennent que la cuisine est un artisanat exigeant.» Pas qu’un truc de bonne femme… Il ne faut donc pas hésiter à décrire les étapes de transformation d’un plat pour faire prendre conscience à ses invités que ce qu’ils glissent entre leurs lèvres est le résultat d’une dizaine de figures de styles avec triple saut et salto arrière.
Et pour faire passer la présence d’un chapon farci à la truffe au menu de Noël auprès de ceux qui ne se nourrissent plus que de tacos géants, pizza et burger? On s’y prend comment? On peut reconnaître que oui, oui, on a parfaitement conscience que les goûts alimentaires changent et évoluent selon les époques. Et ramener sa culture générale en guise de fraise!
Tacos ou cigognes?
Qui se souvient que le bœuf, à la base de nombreuses recettes servies durant les Fêtes, était autrefois réputé viande grossière tout juste bonne pour l’estomac robuste des hommes de labeur. De toutes les parties de son corps, seul le palais du bœuf, un abat, était jugé digne des bonnes tables. D’ailleurs, les recettes de palais de bœuf abondent dans les livres de cuisine française des XVIIe et XVIIIe siècles. Et on sait, par le journal de Héroard, son médecin, que, de sa vie, le roi Louis XIII n’a jamais mangé d’autre partie de cet animal.
Dans le livre de l’historien Jean-Louis Flandrin, on peut trouver de quoi étoffer son savoir et découvrir, par exemple, que au Moyen Âge, les cygnes, marsouins, hérons, paon, cigognes et cormorans étaient servis à la table des princes. Alors, aujourd’hui, les tacos…
On peut aussi argumenter que le goût n’est pas un sens figé. Qu’il est capable d’évoluer. Ce qui ne se fait pas en un repas. Si on veut remporter du succès avec son repas de Noël, il est conseillé de préparer les palais de ses convives en les habituant, peu à peu, au cours d’autres repas partagés dans les semaines qui précèdent, à d’autres saveurs.
Fantasme de velouté
«Pour que quelque chose soit bon à manger, il faut qu’il soit bon à penser», souligne Yves Schneider, qui rappelle le lien entre incorporation physique et représentation symbolique d’un aliment. Autrement dit, pour amener des mous du palais vers des goûts nouveaux, il faut gagner leur confiance. Leur expliquer que le velouté de butternut mérite le détour parce que le butternut qui a été travaillé est issu de l’agriculture biologique et qu’il s’est donc épanoui sans engrais. Ou leur faire savoir que les œufs en meurette ont été achetés dans la charmante ferme tenue par de charmants fermiers qui laissent leurs poules gambader en plein air. Ou alors les faire rêver. Ne trouvez-vous pas ces Saint-Jacques délicieusement fermes et tendres à la fois? Elles proviennent de casiers accrochés au large de la Pointe du Raz en Bretagne, même que pour aller les chercher les pêcheurs ont dû prendre des risques, car la houle a été très forte, ces dernières semaines…
Pour faire admettre la traditionnelle volaille aux marrons sur la table du réveillon, on peut revisiter ses classiques. S’orienter vers une recette qui intègre les bons marqueurs, mais accommodent les ingrédients différemment. Pourquoi pas celle-là, de suprêmes de volaille où seuls les blancs sont utilisés? Ou celle-ci qui vient des Antilles de poulets à la friture et ne dépaysera pas, de prime abord, les toqués de nuggets… On peut aussi jouer avec la présentation. Renoncer à poser la volaille, cuisses ouvertes sur un plat, mais la détailler et l’entourer de ses accompagnements. «Changer de contenant modernise une préparation. Une crème de courge ou de potimarron est plus attrayante dans un petit bol que dans une grande assiette à soupe», suggère Yvan Schneider.
Et comment justifier le fait qu’on propose un menu riche en gras et en sucre, alors qu’on est connu pour déplorer que l’alimentation de ses enfants et petits-enfants soit si pauvre en fibres végétales et si chargée en calories? En citant Sigmund Freud. Le psychanalyste considérait, en effet, que «le repas de fête peut être un excès permis, voire la violation solennelle d’un interdit». Il véhicule tant de vertus propices à la longévité des liens intergénérationnels qu’il le mérite!
Véronique Châtel
>> * Histoire de la cuisine et de l’alimentation en Suisse romande du Mésolithique au XXIe siècle, Yvan Schneider, Editions Loisirs et Pédagogie